La plupart des 5,7 millions de Vénézuéliens ayant quitté leur pays ont trouvé refuge ailleurs en Amérique latine. Alors que la crise sociale et politique ne semble pas se résoudre au Vénézuéla, il est urgent de tirer les conclusions de 5 années de politique d’accueil latino-américaine.
Jorge León a 37 ans. Diplômé en informatique au Venezuela, il a quitté Maracaibo en 2015 pour s’installer au Chili, où il réside encore actuellement. Pour lui, partir est vite devenu une évidence. « Là-bas, je n’avais aucune perspective au niveau professionnel ou personnel. » La sécurité aussi était un problème : « j’avais le choix, soit rester enfermé chez moi, soit être en permanence sur mes gardes ». Alors, Jorge s’inscrit à un programme de troisième cycle en Espagne, il prend ses billets et réunit les papiers nécessaires. « J’avais déjà avancé tous les frais et payé mon assurance, quand le gouvernement a soudainement décidé d’arrêter le programme de change de devises, qui me permettait d’acquérir des euros à un taux préférentiel. » Le contrôle des changes et les incessantes dévaluations du Bolivariano (la monnaie vénézuélienne) sont de puissants freins au départ : ils ont mis fin aux projets d’étude de Jorge en Espagne.
Jorge ne renonce pourtant pas à quitter le pays. Seulement, il partira moins loin. « Aux États-Unis, c’est compliqué d’obtenir des papiers. Il me restait l’Amérique latine. ». Comme lui, l’immense majorité des Vénézuéliens ont immigré dans d’autres pays du sous-continent. Des 5,6 millions de personnes que compte aujourd’hui la diaspora vénézuélienne, 82% se trouvent en Amérique latine et plus de 56% se répartissent entre le Pérou, la Colombie et le Chili, les trois pays à accueillir le plus de migrants et réfugiés vénézuéliens. Cette tendance s’explique par la proximité géographique, culturelle et linguistique des trois pays andins, mais aussi par la relative facilité administrative et matérielle à s’y installer pour les Vénézuéliens. Ils sont 1,7 millions en Colombie ; au Pérou, le seuil du million a été dépassé en août 2021. C’est considérable. Pour des pays de 50 et 32 millions d’habitants respectivement, on est bien au-delà des 800 mille migrants et réfugiés syriens accueillis par l’Allemagne (un pays de 83 millions d’habitants) depuis 2015.
La communauté internationale ne tarit pas d’éloges envers la réponse latino-américaine à l’afflux des migrants vénézuéliens. Pour Filippo Grandi, Haut-commissaire aux réfugiés de l’Organisation des nations unies, elle devrait « servir de modèle de solidarité pour le reste du monde. » Sa déclaration fait suite à l’annonce par le président colombien Ivan Duque, en juin 2021, d’un programme de régularisation massive d’immigrés vénézuéliens. Elle peut néanmoins être interprétée de deux manières : reconnaissances des efforts des pays situés en première ligne face à la crise vénézuélienne, bien sûr, mais aussi aveu d’inaction de la communauté internationale. Celle-ci dépense dix fois moins pour venir en aide aux migrants vénézuéliens qu’elle ne le fait pour les Syriens. Évidemment, le Venezuela n’est pas aux portes de l’Europe, les grandes puissances n’y sont pas intervenues militairement et les pays d’Amérique latine n’ont pas les mêmes moyens de pression que la Turquie, qui vient de se voir promettre trois milliards d’euros de l’Union européenne pour sa contribution décisive à l’accueil des réfugiés syriens.
Une vague migratoire sans précédent
Les gouvernements des pays andins ont été largement livrés à eux-mêmes. Surtout, ils n’étaient absolument pas préparés à gérer une telle vague migratoire. La Colombie, le Chili et le Pérou ont longtemps été des pays d’émigration, sans aucune expérience dans la gestion d’un afflux massif de populations. Au Chili, la législation migratoire n’avait pas été modifiée depuis la dictature d’Augusto Pinochet. Au Pérou, la politique migratoire jusqu’en 2016 se limitait à un contrôle des entrées et des demandes de résidence. Dans une certaine mesure, ce manque de préparation a facilité l’entrée des migrants vénézuéliens, qui bénéficièrent de normes permissives au moment de franchir les frontières. Par ailleurs, les trois États et le Venezuela – jusqu’à la suspension de ce dernier en août 2017 – étaient tous associés au Mercosur (Marché commun du sud) qui prévoit la libre circulation des personnes. Les ressortissants vénézuéliens pouvaient donc se présenter aux frontières munis de leur seule carte d’identité. Finalement, les gouvernements en place en 2017 au Chili, au Pérou et en Colombie ne cachaient pas leur opposition au régime de Nicolas Maduro, et l’accueil des migrants, tout autant que le soutien à l’opposition vénézuélienne, relevait d’une décision de politique étrangère.
L’année 2017 est celle de la plus grande vague migratoire. Au Chili, Jorge l’a vue venir. Peu après son arrivée, il crée le site web venezolanosenchile.com, pour aider ses compatriotes dans leurs démarches et leur installation dans le pays, et afin d’arrondir ses fins de mois. « Le site totalise aujourd’hui plus de quinze millions de visites, c’est énorme, j’en suis moi-même abasourdi. » Ce succès en dit long sur l’attraction que le Chili exerce sur les Vénézuéliens. Son blog est un vrai baromètre de la migration. « En juillet 2017, plus de 550 000 personnes se sont connectées sur mon site. Un record ! ».
La même accélération a eu lieu dans les autres pays d’Amérique latine. Le plus souvent, les Vénézuéliens entrent avec un statut de touriste. Au Pérou et en Colombie, les gouvernements mettent en place des statuts de résidence temporaire qui leur permettent de régulariser leur situation et d’accéder au marché du travail. Au Chili, les migrants utilisent des mécanismes existants, comme le “visa por contrato” ou le “visa para profesionales” – dont a bénéficié Jorge –, qui permettent aux détenteurs d’un diplôme universitaire, d’une promesse d’embauche ou d’un contrat de travail d’obtenir une résidence temporaire. En parallèle, comme l’explique Kelly Chávez Saucedo, spécialiste et consultante péruvienne en intégration et protection des migrants, la plupart des Vénézuéliens présentent une demande d’asile.
De la politique de la porte ouverte à la fermeture des frontières
Très vite pourtant, et malgré la bonne volonté affichée, les institutions des trois pays sont débordées par le nombre de demandes. Au Pérou, « l’équipe en charge des demandes d’asile ne comptait pas plus d’une demi-douzaine de personnes. Un comité se réunissait une fois par mois pour statuer sur une vingtaine de demandes », raconte Kelly Chávez . « Du jour au lendemain, il se sont vus confier plus de quatre cent mille dossiers ! ». A l’heure actuelle, moins de 3 000 Vénézuéliens ont obtenu le statut de réfugié au Pérou ; moins de mille en Colombie, et seulement une vingtaine au Chili. Les premières situations d’irrégularité migratoires parmi la population vénézuélienne proviennent donc de la lenteur des démarches. Elles se multiplient par la suite quand le Venezuela est suspendu du Mercosur et, à partir de 2018 et 2019, les gouvernements des pays hôtes commencent à prendre des mesures plus restrictives vis-à-vis des migrants. Dans un premier temps, ils exigent un passeport, extrêmement difficile à obtenir au Venezuela. Ils demandent ensuite un visa préalable, qui doit être émis par le consulat à Caracas ou dans les autres grandes villes du pays. Mais les consulats ne sont pas suffisamment équipés pour faire face à la demande, et peu de visas sont effectivement attribués. Depuis avril 2018, le Chili a délivré 61 mille visas de « responsabilité humanitaire » (une catégorie créée spécialement pour les Vénézuéliens), mais sur la même période, il a reçu plus de 440 000 demandes.
Ces restrictions mises en place dès 2018 freinent l’afflux des Vénézuéliens, sans pour autant y mettre un terme. Pendant ce temps, la situation au Venezuela continue de se détériorer. « Quand j’ai émigré, les gens partaient en quête d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, ils fuient le pays par nécessité… parce qu’il n’y a plus rien pour eux au Venezuela. Rester, c’est la mort » explique Jorge. Pour beaucoup de Vénézuéliens, entrer de manière irrégulière au terme d’un long, coûteux et parfois dangereux périple devient la seule alternative. Pour arriver au Chili, ils réalisent des voyages en car de sept à dix jours, en dormant dans les bus, les gares routières ou dans la rue. Souvent, ils s’arrêtent en chemin pour travailler et obtenir les fonds suffisants pour terminer leur parcours. Cela ajoute à la vulnérabilité des nouveaux arrivants, dont la situation économique est en général beaucoup plus précaire que leurs prédécesseurs, et qui en rentrant de manière irrégulière, se voient a priori fermer la possibilité d’une régularisation ultérieure.
L’exode s’interrompt pendant quelques mois avec la pandémie de Covid-19. La situation se complique pour les Vénézuéliens sur la route de l’exil, car les cars inter-provinciaux ne fonctionnent plus et les frontières sont fermées. Certains retournent au Venezuela, d’autres poursuivent à pied. Avec ou sans passeport, toute entrée devient irrégulière. Après le déconfinement, la Colombie ouvre ses frontières avant ses voisins, créant ainsi un goulot d’étranglement ; l’Équateur ne veut plus recevoir de migrants, mais organise un couloir humanitaire vers le Pérou, qui garde sa frontière fermée avec l’aide de l’armée, en violation du droit des réfugiés. Quant au Chili, il applique plus durement les mesures restrictives qu’il a adoptées, et multiplie les expulsions d’immigrés en situation irrégulière. Enfin, les conflits entre groupe armées et militaires vénézuéliens, près de la frontière avec la Colombie, provoque de nouveaux déplacements de population vers ce pays. Dans chaque région frontalière, on assiste alors au développement des trafics, des passeurs et des camps de fortune, dont les principales victimes sont les migrants vénézuéliens.
Le rêve américain à l’échelle de l’Amérique latine
Voilà comment 3,2 millions de Vénézuéliens sont arrivés en Colombie, au Pérou et au Chili, ballotés entre la bonne volonté, l’improvisation et les craintes de leur pays d’accueil. Les réalités auxquelles ils ont été confrontés sur place sont contrastées, en lien avec la situation économique, politique et sociale de chaque territoire.
Au Chili, le pays le plus développé de la région, on a longtemps parlé d’un « rêve chilien ». La plupart des Vénézuéliens qui ont fait partie des premières vagues d’immigration sont aujourd’hui en situation régulière ; comme Jorge, la plupart d’entre eux ont pu s’insérer dans le marché du travail formel. En moyenne, le niveau d’études des migrants est supérieur à celui des populations hôtes. Les entreprises reconnaissent souvent les qualifications de leurs employés étrangers, même si la reconnaissance des diplômes est un travail de longue haleine.
Ceux qui sont venus plus tard n’ont pas la même chance. Entrer de manière illégale coupe l’accès au marché du travail formel et à la plupart des services de protection sociale. Les emplois non déclarés n’ont souvent pas de relation avec les diplômes des migrants et les exposent à des conditions de travail dégradées. La politique migratoire du gouvernement conservateur de Sebastian Piñera est de plus en plus musclée, comme en témoigne la nouvelle loi migratoire entrée en vigueur en avril 2021. Après les mouvements sociaux de 2019 qui ont fortement ébranlé son pouvoir, la lutte contre l’immigration irrégulière est, avec la vaccination de la population contre le Covid-19, l’un des sujets politiques sur lequel il mise pour regagner en popularité.
Une intégration informelle des migrants
La situation au Pérou et en Colombie est toute autre. L’afflux de migrants y fut nettement plus massif, et le contexte économique et social très différent de celui du Chili. La crainte était que les économies locales ne soient pas capables d’absorber la main d’œuvre additionnelle que représentaient les nouveaux arrivants. Ce ne fut pas le cas, comme l’explique la sociologue Kelly Chavez Saucedo : « L’économie informelle s’est élargie pour faire de la place aux Vénézuéliens. Dans ces pays où la protection sociale est extrêmement limitée, l’informalité fait office de matelas de sécurité. Le secteur informel est le plus grand employeur : plus de 80% des immigrés vénézuéliens s’y sont insérés ».
Le secteur informel recouvre des réalités très diverses, du vendeur ambulant à l’entreprise de transport qui ne déclare pas tous ses chauffeurs, en passant par les petits commerces et la restauration. Un emploi informel est une manière immédiate de générer des revenus nécessaires à la survie des migrants et de leur famille, que celle-ci les ait accompagnés ou soit restée au pays. C’est aussi une parade face à la lenteur des autorités pour régulariser leur situation migratoire. Mais c’est également un secteur qui fait peu de cas des diplômes, où le temps de travail maximum et le salaire minimum ne sont pas respectés, et où il n’y a pas de protection sociale.
Qu’en est-il de l’accès des migrants aux services publics et sociaux ? D’après la sociologue, des freins d’ordre pratique et administratif ont longtemps rendu cet accès difficile au Pérou. « Ce n’est pas un manque de bonne volonté, explique-t-elle. Il faut comprendre que les systèmes administratifs n’étaient pas conçus pour prendre en charge les étrangers. » Ainsi, des services normalement accessibles pour tous ne l’étaient pas pour les Vénézuéliens, puisque le règlement exigeait la présentation d’une carte d’identité nationale. Sans carte d’identité, pas d’accès aux distributions de nourriture destinées aux enfants en bas âge, pas de manuels scolaires pour les élèves, et pas de couverture santé universelle.
Au Pérou, si les services ne sont pas disponibles, c’est souvent que les autorités locales ne veulent pas voir les populations immigrées sur leur territoire et ne dimensionnent donc pas leur budget en conséquence. Or, certains districts de Lima comptent jusqu’à 20% de population vénézuélienne. Dans un pays où la xénophobie anti-vénézuélienne se normalise, les responsables politiques n’ont que peu d’incitation à œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie des migrants. En Colombie, les dirigeants ont plus conscience de ce travers et la récente campagne de régularisation a pour but affiché de rendre les Vénézuéliens bénéficiaires et contributeurs des services sociaux. L’idée sous-jacente est de lutter contre les préjugés xénophobes en démontrant que l’immigration s’avère aussi être une opportunité pour la société.