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Incarner la révolte, scander la résistance : esquisse d’un art vivant féministe

Photo : Maëlys Meyer

Le public est disposé en une rangée unique qui entoure l’espace improvisé de la scène. Vingt-neuf femmes se tiennent dans l’ombre, au dos des spectateurs. Au centre de la salle, une trentième femme est debout, immobile, le haut de son corps recroquevillé. Le silence est soudainement rompu par l’écho de coups répétés : les femmes dans l’ombre frappent à l’unisson leur poitrine, imitant la cadence de pulsations cardiaques. La trentième, animée par ce battement collectif, se met à décourber lentement son torse. Elle se redresse alors brusquement –les  battements cessent– et elle pousse un cri prolongé, déchirant, qui semble contenir toute la souffrance du monde.

C’est sur cette scène que s’ouvre 30 somos, la pièce de théâtre adaptée de la nouvelle Esquisse des hauteurs (Bosquejo de alturas) de l’écrivaine argentine Alicia Kozameh. Inspirée de la vie de son autrice, qui a vécu l’incarcération pendant la dictature militaire en Argentine, l’ouvrage raconte l’expérience de 30 femmes détenues dans la prison d’une préfecture de police. L’œuvre originale a été transformée en création multilingue par la metteuse en scène Sylvie Mongin-Algan, en co-création avec les comédiennes Claudia Quiroga et Veronica Santos. Elle est jouée tour à tour en français, en espagnol et en langue des signes, et entrecoupée de passages en allemand et en portugais ; elle réunit pour cela 30 comédiennes originaires de France, d’Espagne, d’Argentine, du Chili et du Brésil, entre autres pays. En novembre puis mars 2023, la troupe de comédiennes a donné plusieurs représentations de la pièce à Lyon, dans l’enceinte du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) – un lieu chargé d’histoire, puisque les prisonniers de la Gestapo y furent détenus pendant l’Occupation. 

Raconter les multiples mémoires de l’enfermement

Trente femmes sont enfermées dans le sous-sol d’une geôle. Trente femmes qui prennent la parole à tour de rôle, puis se meuvent sur scène comme un seul corps pour raconter la souffrance physique et psychique de l’incarcération : la faim, le froid, les privations, les humiliations, la torture et les violences sexuelles. Cette oeuvre sur la mémoire de la violence politique est novatrice dans sa réalisation : rejouée périodiquement sur plusieurs continents, elle se renouvelle en intégrant chaque fois de nouvelles actrices et de nouvelles propositions d’interprétation. En 2023, le texte est notamment traduit et joué pour la première fois en langue des signes.

Par son itinérance, sa constante réécriture en dépit des frontières géographiques et linguistiques, et la réunion de femmes issues de contextes socio-politiques variés, le projet 30 somos interroge l’universalité de la violence politique. Il met en dialogue les multiples expériences de cette violence – celle du franquisme, des dictatures sud-américaines, de l’Allemagne nazie ou de l’URSS. Il questionne aussi les modalités de construction de la mémoire : celle-ci n’est pas une matière inerte et, à l’image du projet théâtral, gagne à être collectivement retravaillée, repensée, enrichie. La polyphonie des voix imbriquées dans 30 somos nous rappelle que la mémoire est un processus créatif qui doit intégrer toutes les subjectivités et faire participer une pluralité de récits, surtout lorsqu’elle est élaborée sur des meurtrissures profondes qui déchirent le tissu social.

Au-delà du récit de l’incarcération vécue sous la dictature, la pièce nourrit également la réflexion sur la dissidence politique au sens large, en transposant la symbolique de l’enfermement aux situations de claustration intime, psychique et physique que vivent les femmes et les corps féminisés. Chacune des actrices qui incarnent les trente prisonnières se fait l’écho de toutes les femmes (afro-latino-américaines, indigènes, trans, queer, sourdes) qui subissent l’oppression constante du patriarcat sur leur corps et leur subjectivité dissidente, quel que soit le régime politique en place

C’est ce dont témoigne Nizra Dinamarca, que nous avons eu la chance de rencontrer suite à la représentation. D’origine chilienne, Nizra est acteur, dramaturge et performer de drag king. Dans la pièce, il incarne à la fois le personnage d’une prisonnière et celui d’une geôlière. « Ce rôle a eu énormément d’importance pour moi, explique-t-il, car il m’a permis d’exprimer ce j’ai vécu et appris dans la rue, au Chili, au moment de la révolte sociale de 2019. La répression et la maltraitance des autorités vis-à-vis du mouvement social et féministe a été terrible ». Lors de la représentation de la pièce à Lyon, Nizra arbore une chemise d’un rouge flamboyant au dos de laquelle est inscrite la phrase « El futuro es no binario » (« Le futur est non-binaire »). De son point de vue, ce costume est une manière de détourner le discours et la représentation de la violence, et lui permet de se réapproprier et de contredire en même temps la masculinité agressive qu’il incarne sur scène. « La personnage féroce de la gardienne m’a permis de donner voix à cette violence, mais aussi de brandir ce slogan qui renvoie à ma lutte personnelle » résume-t-il. 

Des planches à l’espace public, les arts vivants comme arme de résistance

En dépassant les limites conventionnelles de l’écriture et du jeu théâtral, en puisant dans le répertoire langagier de la danse et du chant afin de transmettre le récit puissant de l’enfermement et de la violence, 30 somos offre une vision artistique novatrice, à la faveur de laquelle le corps des femmes devient territoire de résistance. De ce point de vue, le projet s’apparente à la création scénique féministe qui a prospéré dans les rues d’Amérique latine depuis 2016, au gré des mouvements sociaux. Le happening « Un violador en tu camino » du collectif chilien Las Tesis, qui a fait le tour du monde en 2019, est certainement l’exemple le plus fameux de cette « nouvelle scène » populaire et féministe (voir ci-dessous).

Ce happening militant est organisé pour la première fois à Valparaíso, dont sont originaires les membres fondatrices du collectif. Le film présenté ici correspond à la première représentation donnée à Santiago du Chili, le 25 novembre 2019, à l’occasion de la Journée mondiale contre les violences faites aux femmes. Le rassemblement se déroule dans un contexte bien particulier, puisque la révolte populaire (estallido social) qui a éclaté un mois plus tôt dans la capitale chilienne bat son plein. Le lieu de la manifestation n’est pas choisi au hasard : les jeunes femmes sont rassemblées en face du siège de la police nationale (carabineros), cette même police à la botte du général Pinochet pendant la dictature, qui fut coupable d’actes de torture et de crimes sur les dissident·es politiques de l’époque, mais qui multiplie également les actes de violences, d’abus et d’agressions sexuelles à l’encontre des manifestant·es, pendant la mobilisation de 2019 (on voit d’ailleurs les jeunes femmes être gazées par les forces de l’ordre à la fin de la vidéo).

Le texte scandé par les participantes dénoncent les violences sexuelles commises par la police, mais également l’ensemble du système qui avalise ces actes, tant dans l’imaginaire culturel qu’au sein des institutions – ce qu’on désigne en France comme la « culture du viol » –, les femmes étant toujours désignées comme les principales coupables des violences qu’elles subissent. Las Tesis ont élaboré les paroles du chant à partir de la synthèse des travaux de grandes intellectuelles féministes, inspirées notamment par les écrits de Rita Segato, Virginie Despentes, Silvia Federici ou María Lugones. En effet, le collectif milite pour le décloisonnement des textes féministes et leur transposition à d’autres types de langage (visuel, scénique) afin d’en faire des outils de pédagogie et d’action militante. Elles revendiquent l’utilisation du collage et du rassemblement performatif comme des modalités essentielles de mise en action de leur réflexion, puisqu’ils permettent « d’assembler des éléments sans les hiérarchiser, en laissant aux personnes spectatrices le soin de décider, depuis une place active, ce qui a le plus d’importance dans l’œuvre représentée, ce qu’elles choisissent de retenir », selon leurs mots[1]

Dors tranquille, petite fille innocente,
Sans te soucier du brigand,
Car jusque dans ton sommeil
Tendre et souriant,
Ton amant le policier veille sur toi.

« Un violador en tu camino », Las Tesis.

L’intervention qu’elles réalisent avec « Un violador en tu camino » apparaît comme un véritable manifeste d’entrée en résistance basé sur le corps. Chaque corps qui compose l’assemblée se réapproprie le discours de l’oppresseur et renverse le stigmate patriarcal (« Ce n’était pas à cause de moi, ni de mes fringues, ni du lieu / Le violeur, c’était toi /Le violeur, c’est toi / Ce sont les policiers / Les juges / Le président« ). Grâce à leur union, leur nombre et la force d’évocation de la mise en scène, les participantes reconquièrent l’espace public en tant que corps collectif… Un acte d’autant plus subversif que l’ordre patriarcal cherche systématiquement à exclure les corps féminisés de la scène politique-publique.

Outre sa portée ultra-contemporaine (dénoncer l’actualité des violences sexuelles), « Un violador en tu camino » témoigne aussi d’un authentique travail de réflexion sur l’ancrage de la mémoire dans le présent. Les yeux bandés des protagonistes du happening rappellent le traitement des prisonniers politiques sous la dictature ; le titre lui-même est une contrefaçon de la devise « Un amigo en tu camino », qui était celle des carabineros sous le régime de Pinochet[2]. Las Tesis pointent la violence intrinsèque d’institutions étatiques (présidence, police, justice) qui s’arrogent le monopole de la sécurité, de la défense et de la protection des individus, alors même qu’ils possèdent « l’ADN du patriarcat » – pour reprendre les mots de l’anthropologue Rita Segato – et conçoivent tout ordre politique à partir de l’appropriation, l’annexion et la mise sous tutelle des corps féminisés[3]. Grâce au langage de la représentation scénique, le collectif insiste donc sur la continuité historique du régime de violence patriarcal. Elles œuvrent à la transgression d’un espace de pouvoir où des femmes unies revendiquent leur présence, mais aussi leur puissance comme sujettes d’action et de contestation.

Las Tesis constituent un des nombreux collectifs féministes qui entreprennent d’ébranler l’ordre politique à travers le langage de la performance. Semblablement, les militantes de la Yeguada Latinoamericana pratiquent un artivisme tout aussi révolutionnaire. Pendant leur performance « Orden y Patria » (réalisée en octobre 2019 à Santiago), elles s’agenouillent la poitrine dénudée, la culotte baissée et le visage dissimulé au pied du monument des martyres des carabineros, puis devant le siège de cette même institution, en brandissant les lettres « V-I-O-L-A-D-O-R-E-S » (« violeurs »)[4]. Quand nous l’interrogeons à ce sujet, Nizra nous raconte que ce type d’action artistique a commencé à croître au Chili dans le sillage des mobilisations féministes en Argentine, à partir de 2015 : « Le vent de révolte insufflé par nos sœurs argentines a traversé la cordillère, explique-t-il. L’art a réellement investi l’espace public au moment des marches féministes du 8 mars, puis de la révolte sociale de 2019. La performance s’est transformée en une véritable arme politique face aux autorités, car elle permettait de transmettre un message fort sans entrer en confrontation directe avec la police et les militaires, et donc d’échapper à leurs agressions et leurs balles ». Si cette effervescence créative existait déjà dans les milieux féministes et queer avant 2019, elle a pu pleinement s’exprimer avec la révolte populaire. 

CONCLUSION : MANIFESTE POUR UN ART VIVANT FÉMINISTE

Le lien de parenté entre cette scène féministe surgie dans les rues d’Amérique latine et les inspiratrices du projet 30 somos est évoqué avec puissance dans une des scènes de la pièce de théâtre, au cours de laquelle les actrices scandent un fragment de « Un violador en tu camino ». Ce choix artistique s’est fait sous l’inspiration de Nizra et de la comédienne franco-chilienne Nicole Mersey, elle aussi membre de 30 somos. « Je pense que les voix des femmes des Suds sont extrêmement importantes dans cette oeuvre, commente Nizra, depuis l’Argentine, le Chili, mais aussi le Brésil, avec la présence de Véronica [Santos], la seule femme racisée du groupe des 30 ». Pour lui, les voix des femmes et des féministes d’Amérique latine doivent être entendues en France dans ce qu’elles contiennent de spécifique d’un point de vue politique : « Les femmes latino-américaines ne sont pas devenues féministes par besoin d’affirmer une idéologie : si notre féminisme est si puissant, c’est parce qu’il s’agit de survie, pas d’idéologie. Nous sortons manifester dans les rues et nous élevons la voix parce qu’on nous viole, on nous tue, on nous fait disparaître en toute impunité ».

Quelle peut donc être l’effectivité de l’art vivant dans la lutte contre la violence patriarcale ? Les femmes du projet 30 somos tout comme les performeuses latino-américaines formulent des réponses inspirantes à cette question. Par leur travail, elles transposent la syntaxe féministe à la scène, en favorisant notamment l’émergence de processus créatifs fondés sur l’horizontalité, la collaboration, la co-écriture, la libre ré-appropriation des textes et des discours. De cette manière, elles permettent l’émergence d’un récit et d’une mémoire d’en-bas, élaborée par de multiples subjectivités qui entrent en dialogue afin de former une communauté propice à représenter les voix des personnes qui ont été historiquement invisibilisées par les institutions patriarcales.

Ainsi, elles convertissent les arts vivants en un formidable moyen de résistance, de résilience et de transformation sociale. À rebours de la sanctification des « grands hommes » et de leurs œuvres, et à contre-pied des récits nationaux qui institutionnalisent la mémoire en effaçant, minimisant ou subordonnant l’existence des femmes et des dissidences dans l’histoire, ces femmes ouvrent la voie à une refonte inclusive, plurielle et commune de la création artistique.

 

Sarah Tlili 

avril 2023

Je souhaite remercier Nizra pour sa disponibilité, sa générosité et sa gentillesse, et pour tous les magnifiques contenus visuels qu’il a partagés avec moi. Je remercie également la réalisatrice et artiste visuelle Maëlys Meyer pour les photos splendides de la représentation.

Notes

[1] Entretien avec le collectif Las Tesis dans le podcast Langosta Literaria, décembre 2022.

[2] Magda Sepúlveda Eriz, “Colectivo Las Tesis. Performance y feminismo en el Chile de la protesta social del 2019” in Revista Letral, n°27, 2021, p. 205.

[3] Rita Segato, « Manifiesto en cuatro temas » in Critical Times, 2018 (1/1), p.212-225.

[4] Las images de ce happening sont disponibles sur la page web de Registro Contracultural.

[5] Rita Segato, Ibid.

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Un western poético y feminista en el corazón de la pampa argentina

En su último libro, finalista del Premio Booker International, la escritora y activista feminista Gabriela Cabezón Cámara nos embarca en el viaje de una joven en busca de su identidad por las grandes llanuras de la pampa argentina a principios del siglo pasado.

Huérfana « como si fuera posible », criada sin amor en una familia adoptiva cruel que abandona después de que su padre la pierda a las cartas, empujada a un matrimonio forzado con un gaucho brutal, borracho pero poético — cuyo nombre, Martín Fierro, sin duda resultará familiar a los aficionados a la literatura latinoamericana —, así es como se nos presenta a la heroína de Las aventuras de la China Iron y su sed de libertad.

Cuando la conscripción se lleva a todos los hombres en edad de combatir, la heroína deja a sus dos hijos y con el pretexto de salvar a su marido, se pone en camino donde pronto conoce a Elizabeth. Esta escocesa, recién llegada a la pampa — de camino a la estancia que pretende regentar ella misma mientras espera el regreso de su marido — le abrirá, sin saberlo, la puerta del mundo al acogerla en su carreta, hacerla su amante y ayudarla a elegir su nuevo nombre, China Josefina Star Iron.

El viaje en el que Josefina nos lleva a conocer el mundo exterior y a sí misma está lleno de sorpresas y ternura. Su exploración de las interminables tierras del interior argentino la lleva a conocer un abanico de personajes románticos que encarnan distintas visiones del mundo. La violencia colonial ejercida por las potencias inglesas, que imponen lógicas capitalistas en la pampa, empujando a los gauchos al alcoholismo y la pobreza, contrasta con el hedonismo casi mítico de los indios que viven en comunión con la naturaleza y sus deseos… Pero también con la fuerza de carácter de Elizabeth, que conduce sola su carreta por la pampa en contra de todas las normas de género, al igual que el carácter de Rosario, el gaucho que adiestra a los caballos con la dulzura de sus palabras. Josefina aprende a apreciar su nueva vida, al igual que Martín Fierro, que se redime siguiendo a los « salvajes » que aterrorizan a los colonos ingleses.

Periodista, miembro fundador del grupo Ni Una Menos, feminista y activista LGBT, Gabriela Cabezón Cámara es autora de varios best-sellers en los que trata de dar voz a personas tradicionalmente ignoradas. Con las aventuras de Josefina, nos ofrece una fábula iniciática y muy política, ya que sirve de telón de fondo a una crítica del modelo agroextractivista de las grandes empresas latifundistas de principios del siglo XX, que contribuyeron a construir el Estado argentino sobre el genocidio de los pueblos indígenas.

Pero es sobre todo su escritura, llena de poesía que celebra la naturaleza salvaje, la luz, la fauna y la flora de la pampa argentina, y la mezcla de español, inglés y guaraní que se entremezclan con la lectura, lo que nos hace compartir la entrada de la heroína en un mundo que en realidad es mucho más grande de lo que ella había imaginado. Con este pequeño libro lleno de personajes extravagantes y poéticas reflexiones sobre el autodescubrimiento, Gabriela Cabezón Cámara desempolva la gauchesca tradicional y nos hace querer volver a sumergirnos en la literatura de la intemperie y sus habitantes.

Élise PIA
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« Cuando me muera quiero que me toquen cumbia » : retrato del santo de los ladrones argentinos

A principios de los años 2000, el periodista Cristian Alarcón se puso tras la pista de Víctor « El Frente » Vital, el pequeño « Robin Hood argentino », muerto a tiros de la policía a los 17 años. Tras recorrer su barrio y conocer a sus familiares, escribió un libro que mezcla testimonios e investigación.

Tras la muerte de Víctor Vital, asesinado por la policía después de un intento de robo, toda la villa San Fernando, un barrio pobre del norte de Buenos Aires, asistió a su funeral. En pocos años, el joven forjó su leyenda de bandido bondadoso repartiendo en la calle el dinero de sus robos y secuestrando camiones de productos lácteos para alimentar a los niños de la villa. Su muerte brutal lo santificó. « Había nacido un nuevo ídolo pagano como consecuencia de un crimen », comenta el autor, sorprendido por el fervor de los jóvenes delincuentes del barrio, que creían que el fantasma de Vital seguía velando por ellos desviando las balas de la policía.

Durante dos años, Cristian Alarcón vivió en San Fernando, compartió la vida cotidiana de los villeros y con ella las fiestas, las comidas familiares, las ceremonias religiosas y las redadas policiales. Se ganó la confianza de los habitantes y recolectó sus testimonios. A lo largo de las páginas, comparten anécdotas sobre sus vidas, y poco a poco van desandando el camino de « El Frente » y la violencia que siempre lo ha acompañado. La historia, que comienza con la muerte de Víctor, termina con la de Tripa, su enemigo acérrimo quién era miembro de un grupo rival que vendía drogas, una práctica reprobada por el código moral de « El Frente »… Sea cual sea el camino que tomen,  los jóvenes delincuentes de San Fernando suelen acabar en el cementerio.

Cristian Alarcón, periodista de formación, descubrió la historia del « Santo de los pibes chorros » mientras investigaba a los policías de « gatillo fácil » de los barrios del norte de Buenos Aires para el diario Página 12. Narrador y personaje a la vez, nos sumerge en el mundo de la villa de San Fernando y sus pandillas. El libro, escrito en un estilo que mezcla la crónica en primera persona y la investigación etnográfica, resulta formidablemente eficaz. Mediante los relatos de los familiares de « El Frente », el autor dibuja el mapa de una comunidad profundamente afectada por la crisis económica de los años de Menem, la delincuencia juvenil y la represión policial. Lejos de los estereotipos habituales, Alarcón relata con una palpable ternura las alegrías y los dramas que marcan la vida cotidiana de los habitantes del barrio.

Más de veinte años después de su muerte, el recuerdo de « El Frente » y de sus hazañas sigue muy vivo en San Fernando. Prueba de ello son las numerosas ofrendas que aún se depositan en su tumba o el vídeo de la canción My Mafia de Andrés Calamaro, inspirado en el robo del camión de lácteos. Al recopilar su historia, Cristian Alarcón también ha mantenido viva la leyenda del Santo de la Villa – primero en Argentina, dónde el libro fue popular en barrios desfavorecidos y cárceles de menores , y luego a nivel internacional, con un público menos acostumbrado a este ambiente. Dieciocho años después de su publicación, ahora está disponible en francés: una oportunidad para descubrir desde dentro el mundo de los villeros y de su representante más célebre.

Élise Pia
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« Que ma mort soit une fête » : portrait du saint des voleurs argentins

Au début des années 2000, le journaliste Cristian Alarcón partait sur les traces de Victor « El Frente » Vital, le petit « Robin des Bois argentin », abattu par la police à seulement 17 ans. Après avoir sillonné son quartier et rencontré ses proches, il en a tiré un livre qui mêle témoignages et enquête, publié en français aux éditions Marchialy.

À la mort de Victor Vital, criblé de balles alors qu’il demandait aux policiers de l’épargner après un vol manqué, c’est toute la villa San Fernando, un quartier pauvre du nord de Buenos Aires, qui a assisté à son enterrement. En seulement quelques années, le jeune homme avait déjà construit sa légende, celle d’un bandit au grand cœur qui pouvait distribuer l’argent de ses braquages dans la rue et détourner des camions de produits laitiers pour nourrir les enfants de la villa. Sa mort brutale a fini de le sanctifier. « Une nouvelle idole païenne était née à la suite d’un crime » remarquait l’auteur en se rendant sur place, surpris par la ferveur des jeunes délinquants du quartier qui pensaient que le fantôme de Vital continuait de veiller sur eux en déviant les trajectoires des balles de la police.

S’ensuivirent deux années pendant lesquelles Cristian Alarcón a vécu à San Fernando, partageant la vie quotidienne des villeros et avec elle les fêtes, les repas de famille, les cérémonies religieuses et les descentes de police. Après avoir « appris la villa jusqu’à en souffrir », il finit par gagner la confiance des habitants et par récolter leurs témoignages. Au fil des pages, ils partagent chacun leur tour quelques anecdotes sur leur vie, et retracent petit à petit le parcours d’El Frente et la violence qui l’a toujours accompagné. Le récit, qui commence avec la mort de Victor, se termine d’ailleurs avec celle de Tripa, son ennemi juré. Lui n’était pas un voleur, mais membre d’un groupe rival revendeur de drogues, une pratique réprouvée par le code moral d’El Frente – comme pour montrer que, quel que soit le chemin emprunté, la carrière des jeunes délinquants de San Fernando se termine le plus souvent au cimetière.

Journaliste de formation, Cristian Alarcón a découvert l’histoire du « Santo de los pibes chorros«  en enquêtant sur les policiers « à la gâchette facile » des quartiers nord de Buenos Aires pour le journal Página 12. À la fois conteur et personnage à part entière, il parvient sans peine à nous plonger dans l’univers de la villa San Fernando et de ses gangs en mettant directement en scène ses dialogues et sa culture. Que ma mort soit une fête, écrit dans un style qui mêle la chronique à la première personne et l’enquête ethnographique, se révèle d’une efficacité redoutable. À travers les histoires des proches d’El Frente se dessine la cartographie d’une communauté profondément touchée par la crise économique des années Menem, la délinquance juvénile et la répression policière. Loin des clichés habituels, c’est avec une certaine tendresse qu’Alarcón rapporte les joies et les drames qui jalonnent le quotidien des habitants du quartier.

Plus de vingt ans après sa mort, le souvenir de « El Frente » et de ses exploits reste bien vivant à San Fernando. En témoignent les nombreuses offrandes toujours disposées sur sa tombe ou encore le clip de la chanson My Mafia d’Andrés Calamaro, inspiré du braquage du camion de produits laitiers. En recueillant son histoire, Cristian Alarcón a lui aussi continué à faire vivre la légende du Saint de la villa, d’abord en Argentine où le livre a été plébiscité dans les quartiers défavorisés et les prisons pour mineurs, puis à l’international, auprès d’un public moins habitué à cet environnement. Dix-huit ans après sa parution, il est aujourd’hui disponible en français, l’occasion idéale pour découvrir de l’intérieur le monde des villeros et de leur plus fameux représentant.

Élise PIA
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Une fable initiatique et féministe au cœur de la pampa argentine

Dans son dernier livre, finaliste du prix Booker International, l’autrice et militante féministe Gabriela Cabezón Cámara nous envoie sur les traces d’une jeune femme en pleine quête identitaire à travers les grandes plaines de la pampa argentine du début du siècle dernier.

Orpheline “comme si c’était possible”, élevée sans amour dans une famille d’adoption cruelle qu’elle quitte après que son père l’a perdue aux cartes, propulsée dans un mariage forcé avec un gaucho brutal, ivrogne mais poète — dont le nom, Martín Fierro, sera sans doute familier pour les amateurs de littérature latino américaine —, voilà comment l’héroïne des Aventures de China Iron et sa soif de liberté nous sont présentées en début de roman. 

Alors que la conscription embarque tous les homme en âge de se battre, l’héroïne laisse derrière elle ses deux enfants et, prétextant d’aller sauver son mari, se lance sur les routes ou elle fait rapidement la connaissance d’Elizabeth. Cette Écossaise fraîchement débarquée dans la pampa – en route vers l’estancia qu’elle compte administrer elle-même en attendant le retour de son mari –, lui ouvrira, sans le savoir, “la porte du monde” en l’accueillant dans sa charrette, en faisant d’elle son amante et en l’aidant à choisir son nouveau nom, China Josefina Star Iron.

Le voyage dans lequel Josefina nous embarque, à la connaissance du monde extérieur et d’elle-même, se révèle peuplé de surprises et de tendresse. L’exploration des terres sans fin de l’arrière-pays argentin l’amène à rencontrer une galerie de personnages romanesques qui incarnent plusieurs visions du monde. La violence coloniale exercée par les puissances anglaises, qui ramènent de force dans la pampa les logiques capitalistes, poussant les gauchos à l’alcoolisme et la pauvreté, tranche avec l’hédonisme presque mythique des Indiens vivant en communion avec la nature et leurs désirs… Mais aussi avec la force de caractère d’Elisabeth, qui mène seule sa charrette à travers la pampa contre toutes les normes genrées, tout comme le personnage de Rosario, le gaucho qui dresse les chevaux à la douceur de ses mots.  Josefina apprend à apprécier sa nouvelle vie, au même titre que Martín Fierro ; celui-ci s’offre une rédemption en suivant lui aussi les « peuplades sauvages » qui terrorisent les colons anglais. 

Journaliste, membre fondatrice du groupe Ni Una Menos, militante féministe et LGBT, Gabriela Cabezón Camara est l’autrice de plusieurs livres à succès dans lesquels elle s’emploie à donner la parole à des personnes traditionnellement ignorées. Avec les aventures de Josefina, elle signe une fable initiatique et éminemment politique, puisqu’elle expose en toile de fond une critique du modèle agro-extractiviste des grandes entreprises latifundistes du début du XXe siècle, qui a contribué à construire l’État argentin sur le génocide des peuples autochtones.

Mais c’est avant tout son écriture pleine d’une poésie célébrant la nature sauvage, la lumière, la faune et la flore de la pampa argentine, ainsi que le mélange de l’espagnol, de l’anglais et du guarani qui s’entremêlent à la lecture, qui nous font partager l’entrée de l’héroïne dans un monde en réalité beaucoup plus vaste qu’elle ne l’avait imaginé. Avec ce petit livre regorgeant de personnages flamboyants et de réflexions poétiques sur la découverte de soi, Gabriela Cabezón Cámara dépoussière la gauchesca traditionnelle et nous donne envie de nous replonger dans la littérature des grands espaces et de leurs habitant·es.

Élise Pia

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Diez años de revueltas populares en Chile | Entrevista con Eduardo Pavez

Foto: Eduardo Pavez Goye
Santiago, octubre de 2019. Las imágenes del pueblo chileno en las calles dan la vuelta al mundo. Lejos de ser un hecho aislado, el estallido social es el resultado de más de una década de luchas lideradas por la sociedad civil. Mientras la redacción de la nueva Constitución votada por los manifestantes sigue su curso, Eduardo Pávez Goye, fotógrafo y dramaturgo chileno, repasa estos años de protesta.

La magnitud del levantamiento popular chileno (3 millones de personas) y su duración (6 meses de movilización continua truncada por la crisis sanitaria) sólo es igualada por la violencia que el gobierno de Sebastián Piñera usó para reprimir a los manifestantes (oficialmente hay 34 muertos, 3400 heridos y numerosas denuncias de tortura y abusos perpetrados por la policía).

Si bien el estallido social chileno nos pareció brutal e inesperado desde Europa, las escenas de protesta de octubre del 2019 están cargadas de historia. Desde conciertos improvisados versionando los grandes estándares de la nueva canción de los años 70 hasta el lema « No nos rebelamos contra 30 pesos sino contra 30 años de políticas neoliberales », la revolución de octubre de 2019 hunde sus raíces en una larga tradición de movimientos sociales populares. Las demandas de los años de Allende, después las que sacudieron Chile durante la consulta y la posdictadura, y finalmente las que desembocaron en las marchas estudiantiles de 2011, forjaron la identidad política de una nueva generación que ya tiene edad para estar en el poder.

En 2021, a pesar de la crisis sanitaria y de varias cuarentenas, las demandas populares siguen presentes y la recién elegida Convención constitucional tiene la difícil tarea de redactar una nueva Constitución representativa de la compleja realidad chilena. En este intenso período de convulsión política, Gabriel Boric, Irací Hassler, Camila Vallejo y Elisa Loncón son representantes de una nueva clase política chilena, joven, diversa y nacida de las olas de movilización de 2011 y 2019. Con ellos, una nueva identidad chilena se abre paso por fin en las más altas esferas del país, que hasta ahora han sido dominadas por los funcionarios de la dictadura y sus herederos.

El legado de la izquierda estudiantil: entre marchas y abusos policiales

 

El movimiento estudiantil de 2011 fue la mayor movilización en Chile desde el fin de la dictadura. La repetición de movimientos estudiantiles cada vez más populares -primero en 2001 con el « Mochilazo », luego en 2006 con la « Revolución pingüína », y finalmente en 2011- atestigua el creciente descontento de la población y en particular de los jóvenes. Estos movimientos populares son el resultado de un largo proceso de cuestionamiento del modelo neoliberal impuesto por el Gobierno de Pinochet en los años ochenta.

Si los estudiantes siempre han  estado a la vanguardia de este tipo de protestas, es porque la universidad ha sido históricamente el blanco del modelo neoliberal. Muy implicada en la oposición de los años 70 y 80, la población estudiantil encontró lógicamente un lugar de elección en la lucha contra el modelo educativo particularmente desigual inspirado por los Chicago Boys[1].

Entre las muchas personas que se unieron al movimiento en 2011 estaba Eduardo Pávez Goye, ahora dramaturgo, fotógrafo y estudiante de doctorado en la Universidad de Columbia en Nueva York. Aunque durante el estallido ya no era estudiante, fue como simpatizante y ex-participante en las marchas de 2006 contra la LOCE[2] que Eduardo decidió unirse a la protesta. En esos años, era guionista de televisión y fotógrafo aficionado; veía las manifestaciones como un buen ejercicio para practicar su arte con cámaras de película baratas. A medida que el movimiento cobraba fuerza y se intensificaba la represión de la policía contra los estudiantes, esta experiencia artística se convirtió en un verdadero proyecto personal. Eduardo describe como un « deber cívico » documentar la realidad de las manifestaciones.

Si tú no estás ahí registrando cuando le rompen la cabeza a un fotógrafo, nadie lo va a registrar. Se va a olvidar, y nadie lo va a creer; hay un registro histórico que depende de nosotros.

Como fue el caso con el movimiento AFI[3] durante las protestas de los años 80, él forma parte de una nueva generación que descubre la fotografía de protesta y se establece como una auténtica fuente de información alternativa a los grandes medios de comunicación. « Nuestra forma de hacer frente al poder mediático de la televisión y los periódicos era hacer fotos y colgarlas afuera de las universidades, en los pasillos de las escuelas y en las calles », explica entusiasmado desde su piso de Nueva York. Aunque han pasado 10 años, Eduardo no ha perdido ni un ápice de su pasión por el tema y su actualidad: « Hoy es un discurso mucho más aceptado, pero en 2011, cuando les decía a mis amigos ‘la policía va a las marchas, golpea la gente sin motivo, destruye semáforos y nos tira piedras’, nadie me creía. Me decían radicalizado o loco, pensaban que inventaba cosas ».

El movimiento estudiantil de 2011 marcó el inicio de una fuerte represión policial, que persiste en la actualidad. Esta violencia es un aspecto inevitable de las protestas y no hace más que reforzar su carácter histórico. De ahí nace la urgencia de registrar la realidad desde la calle, como bien lo relata Eduardo: « Esta sensación de peligro, violencia e injusticia, de que te puede matar la policía durante una marcha simplemente porque estás sacando fotos, me hizo sentir que era importante. El registro histórico de esta violencia depende de nosotros ».

Los fotógrafos presentes en las protestas de 2011 fueron testigos valiosos que contrarrestaron el discurso oficial del gobierno sobre las protestas. A medida que el movimiento social fue aumentando en Chile, las fotografías se exportaron a Argentina donde fueron presentadas en exposiciones y mediante la publicación de fanzines. Una iniciativa similar se renovó en el 2019 con el proyecto AMA[4] que documentó el registro de casos de violencia policial durante las marchas.

Romper con el legado de la dictadura

Para muchos jóvenes chilenos, las protestas de 2011 son un primer paso en la vida política y una puerta de entrada a multitud de preguntas sobre el estado de la sociedad y sus deseos de cambio. Como explica Sofía Donoso, investigadora del COES (Centro de Estudios de Conflicto y Cohesión Social), el sentimiento de falta de representación del gobierno, de los diputados y los políticos es un fenómeno creciente desde la década de 2000. Los jóvenes chilenos ya no se reconocen en los partidos tradicionales; les resulta especialmente difícil sentirse satisfechos con el modelo dominante, mientras se enfrentan al desempleo, a un sistema educativo elitista y a una precariedad económica creciente. En este sentido, esta generación es diferente a la generación tradicionalista que creció en los años 80, que antepone la familia y el trabajo a los asuntos políticos. Los fracasos del sistema neoliberal fomentado por la dictadura hacen que la nueva generación pierda confianza en los preceptos de consumo excesivo, compra a crédito y endeudamiento promovidos por el capitalismo.

Esta brutal diferencia de modo de vida, provocada por niveles de pobreza cada vez mayores, afecta especialmente a los jóvenes y nutre su resentimiento. « El sistema es cada vez más violento. Siempre he sentido mucha rabia contra este sistema que nos prometió tanto cuando éramos niños, mientras mataba y torturaba a la gente para sobrevivir » comenta Eduardo, recordándonos las profundas huellas dejadas por la dictadura en la sociedad chilena del siglo XXI. Para él, las marchas de 2011 expresan a su manera el desafío a la narrativa nacional impulsada por el régimen de Pinochet y sus defensores durante décadas. « El discurso que predica que Allende era malo y que era necesario matar a los comunistas basta para la derecha radical, pero ya no convence la mayoría de los chilenos. Hay que seguir combatiendo a esta derecha, diseccionándola, cuestionándola y desarmándola, por toda la gente que está marchando en las calles » añade Eduardo. La sociedad chilena sigue polarizada, sobre todo en el tema de la época de Pinochet y la impunidad de los antiguos « oficiales de la dictadura », que siguen siendo populares entre una parte de la población y que todavía consiguen ocupar el frente del escenario, como fue el caso con José Antonio Kast durante las elecciones presidenciales o Jorge Arancibia Reyes, antiguo ayudante de campo de Pinochet y miembro de la comisión de derechos humanos de la nueva Constitución.

Sin duda, el movimiento de 2011 llegó demasiado pronto; una parte de la población no estaba preparada para llevar a las urnas las reivindicaciones de la calle. A pesar de la duración y tenacidad de los manifestantes y de algunas concesiones del gobierno, la esperanza acabó por desvanecerse. « Todos teníamos la esperanza de cambiar el sistema educativo chileno en aquel momento… Pero no ocurrió », lamenta Eduardo, añadiendo que « [se fue] de Chile con el corazón roto por la política ».

Desde el 2011, personalidades del movimiento estudiantil han llegado a ocupar cargos de representación en el Congreso nacional o el Gobierno. Un ejemplo es Camila Vallejo, dirigente de la Federación de Estudiantes de la Universidad de Chile (FECh) y reconocida internacionalmente, que ha contribuido a llevar la voz del descontento popular a la Cámara de Diputadas y Diputados de Chile como representante del PCCh (Partido Comunista de Chile). Esta nueva generación creó el Frente Amplio, una coalición política que culminó en las elecciones legislativas de 2017 con la elección de 20 diputados y un senador. Sofía Donoso se refiere al Frente Amplio como un « partido-movimiento »: un partido que es el resultado directo de la movilización social y cuyos integrantes se han formado políticamente fuera de los cauces habituales, lo que les confiere una mayor legitimidad ante un pueblo desalentado por los modelos políticos tradicionales.

Más allá de su escala y duración, las protestas del 2011 produjeron cambios fundamentales en el sistema educativo chileno, como lo evidencia la derogación de la principal ley de educación secundaria, así como los aumentos sustanciales de presupuesto o la creación de nuevos organismos públicos reguladores y becas. Las encuestas revelaron que el 70% de la población apoyaba el movimiento y sus demandas de una educación gratuita y de buena calidad.

Pero se siguen teniendo recelos sobre la capacidad de los exlíderes estudiantiles a aplicar realmente sus políticas. A menudo, personas como Camila Vallejo, Giorgio Jackson y Gabriel Boric son consideradas « figuras mediáticas » más que verdaderos portavoces de los manifestantes. Como explica Sofía Donoso, « cuando un partido político se siente amenazado, hace esfuerzos por integrar figuras provenientes de la base del movimiento social ». Pero al « profesionalizarse », estas figuras pierden parte de la autenticidad y legitimidad que podrían haber tenido entre sus compañerxs activistas. Si bien los principales líderes de 2011 tuvieron que  amoldarse a la política y transigir con el poder gobernante a lo largo de estos últimos 10 años, han contribuido en centrar el debate político en cuestiones feministas, raciales y medioambientales.

En el 2019, el movimiento social se enriquece en términos de identidad. Se afana por celebrar su pasado, reformular los símbolos de la identidad chilena y multiplicar las referencias a viejas luchas sociales, especialmente las de la Unidad Popular de Allende. Durante las marchas, la canción « El pueblo unido jamás será vencido » (interpretada por el grupo Inti-Illimani) es retomada por miles de personas en la Plaza de la Dignidad; la multitud baila al compas del chinchín y de canciones tradicionales como el « Baile de la tinaja » en las calles de Santiago. Se reivindica una cultura que había sido denigrada mucho tiempo por el gobierno, como bien lo enfatiza Eduardo: « Las canciones oficiales de las fiestas patrias instauradas durante la dictadura no eran la cueca tradicional del campo, sino la cueca latifundista, con armonías importadas de Europa, un hermoso traje y un pañuelo blanco… Era un baile de salón, en definitiva ». A esta imposición cultural se agregó la ideología mítica del individualismo, importada de Estados Unidos, que influyó en gran parte sobre la economía y la cultura bajo Pinochet. « Creo que las protestas de 2019 han reinventado una identidad que la gente asume con orgullo, algo que la derecha no puede borrar. Es el orgullo de una tradición que no es ni del campesino ni del policía; una especie de contracultura que hunde sus raíces en nuestro patrimonio cultural multiétnico » concluye Eduardo. 

La reivindicación de este pasado negado y de un estado pluriétnico fueron puntos nodales en los debates que animaron la sociedad chilena y la Convención constitucional. Y a pesar de la victoria del rechazo a la primera propuesta de nueva Constitución el pasado mes de septiembre, el cambio está en marcha en Chile. « La situación política y los bloqueos institucionales sólo pueden llevar a otra revuelta social en los próximos años », opina Eduardo. « Mi único temor es que sea aún más violenta que la de 2019, porque lamentablemente la gente ya no tiene mucho que perder », concluye.

Élise Pia

Lyon, mayo de 2022.

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Entrevistamos a Eduardo en septiembre de 2021. Desde entonces, la situación política en Chile cambió mucho, ya que la propuesta de una nueva constitución fue rechazada por el pueblo chileno. Volveremos sobre las razones de este rechazo en un próximo artículo.

Muchas gracias a Eduardo Pavez Goye por su tiempo, sus respuestas y sus fotos. Las fotografías compartidas en este artículo provienen de su serie fotográfica « Campos de batalla« . Pueden encontrar y apoyar sus diversos proyectos acá

Más sobre este tema…

Aquí pueden consultar artículos sobre la crisis política en Chile publicados por Revista Anfibia.

♦  También pueden escuchar « La pregunta que enfrenta Chile: ‘¿Quiere usted una nueva constitución? », episodio del podcast El hilo23 de octubre de 2020.

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[1]Los Chicago Boys son un grupo de economistas chilenos formados en la universidad de Chicago por su fundador Milton Friedman, ardiente defensor del liberalismo en los años 1970. De regreso a Chile, ayudaron a llevar a la práctica las reformas liberales de la política económica del gobierno de Pinochet, a las cuales Friedman se refería como al « milagro chileno » y que desde entonces han sido ampliamente criticadas. 

[2] La Ley Orgánica Constitucional de Enseñanza, implementada durante la dictadura, definía el nivel mínimo de enseñanza en la escuela primaria y secundaria. Su reforma fue una de las principales demandas de la Revolución pingüina. 

[3] Entre 1981 y 1990, la Asociación de fotógrafos independientes (AFI) permitió la difusión de fotografias no oficiales, tomadas durante las marchas en las calles de Santiago, que escapaban los cauces de comunicación del gobierno.

[4] Un proyecto que puede consultarse en el siguiente enlace: Proyecto AMA. Archivo de Memoria Audiovisual.

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Actualité littéraire Amérique du sud

« Temps sauvages » de Vargas Llosa, entre récit historique et intrigues politiques

Avec Temps Sauvages, Mario Vargas Llosa quitte son Pérou natal pour l’Amérique centrale de la Guerre Froide. Une période et une région auxquelles il avait déjà consacré un livre, La fête au Bouc, qui suivait les derniers jours de Rafael Trujillo à la tête de la République Dominicaine. Ce sont les intrigues qui ont secoué la vie politique du Guatemala des années 1950 qui sont cette fois-ci au centre de l’histoire.

Dans ce roman ambitieux qui survole une décennie d’histoire politique, Vargas Llosa, en narrateur partial, met avant tout en scène des personnages accrocheurs, parfois si romanesques qu’ils en paraissent inventés. L’auteur fait pourtant planer le doute sur la véracité des faits racontés et notamment sur Miss Guatemala qui semble tout droit sortie d’un film noir hollywoodien. La vie politique guatémaltèque se révèle quant à elle haletante, multipliant les complots, les non-dits et les trahisons. On voit se succéder au fil des pages des figures et des événements clefs de l’histoire du pays, du gouvernement progressiste de Jacobo Árbenz qui prône la réforme agraire à la junte militaire de Carlos Castillo Armas qui inaugure un cycle d’instabilité et de violence dans la région. Autour de ces hommes de pouvoir gravitent des figures de l’ombre, autant de maîtresses, conseillers et agents secrets d’Etats voisins qui, chacun à leur manière, influent sur l’histoire du pays.

 

Mais sur les personnages, aussi ingénieux et sournois soient-ils, plane toujours l’ombre de la Pieuvre, surnom donné à la United Fruit Company. Cette entreprise empire qui exerce “un monopole tyrannique” sur toute la production et la commercialisation de la banane, assure le contrôle de l’électricité, du port de Puerto Barrios (le seul des Caraïbes), et du chemin de fer qui traverse le pays. Seul rival à la hauteur de la compagnie de Sam Zemurray, ses compatriotes de la CIA qui, à travers des personnages plus ou moins sympathiques, semblent eux aussi écrire l’histoire du pays comme bon leur semble et considérer plus que jamais l’Amérique centrale comme leur “arrière-cour”. 

 

Que cela soit Edward Bernays (le père des relations publiques), “Mike” l’agent secret amoureux de Martita ou John Peurifroy, l’ambassadeur spécialiste des coups d’Etat, l’ingérence états-unienne est multiple, cynique et ne répond qu’à une seule crainte, le développement d’un gouvernement progressiste dans la région. A Bernays, d’ailleurs, d’ajouter “Le danger, Messieur, c’est le mauvais exemple. La démocratisation du Guatemala, bien plus que le communisme.” Chez les locaux, les désabusés comme le père de Martita qui estime que “le moindre mal semble être que nous continuions à rester des esclaves” côtoient des idéalistes qui rêvent d’un futur meilleur. Mais tous sont bien impuissants face aux actions du pays voisin et se retrouvent condamnés à subir de plein fouet la violence ambiante.

 

Avec Temps Sauvages, Vargas Llosa démontre un fois de plus ses talents d’écrivain en signant un roman accessible mais exigeant qui fait s’entremêler chapitre après chapitre les époques, les intrigues et leurs protagonistes. On regrettera cependant, comme souvent chez l’auteur, un traitement caricatural et finalement assez décevant de l’unique femme du roman. Miss Guatemala, pourtant présenté en quatrième de couverture comme “l’un des personnages féminins les plus riches, séducteurs et ambigus de [son] œuvre” ne semble exister que par et pour les hommes qui croisent sa route sans que ne soit réellement développées les parties de sa personnalité qui pourraient en faire une figure intéressante. Le changement de ton de l’épilogue qui délaisse la fiction pour s’aventurer dans une chronique à la première personne qui frôle la tribune moralisatrice à également de quoi laisser perplexe tant ces dernières pages semblent anachroniques face au reste du livre. Mais, malgré ces défauts, Temps Sauvages reste une œuvre à découvrir et, si elle n’est pas à la hauteur des plus grands succès de son auteur, offre une belle occasion de se plonger, le temps d’un roman, dans les méandres de la vie politique centre-américaine du siècle dernier.  

 

Elise PIA

Temps Sauvages de Mario Vargas Llosa, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort aux éditions Gallimard, 383p., 23€
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Actualité littéraire Amérique du sud Féminismes

« La puissance féministe », un essai de l’activiste Verónica Gago publié aux éd. Divergences

Les éditions Divergences ont publié en avril 2021 La puissance féministe de Verónica Gago, sociologue et activiste au sein du collectif féministe Ni Una Menos (« Pas une de moins »). Dans cet ouvrage « écrit à chaud », au croisement de la recherche-action, du manifeste et de l’essai de sociologie politique, la penseuse argentine porte un regard réflexif et militant sur « l’embrasement » des luttes féministes qui secouent les rues d’Amérique latine depuis 2016.

 

C’est avec une double casquette de chercheuse et d’activiste que Verónica Gago signe La puissance féministe. Cet ouvrage théorique, réflexif et militant retrace la genèse et la raison d’être politique du mouvement « Ni Una Menos », qui est né d’un « cri de rage » collectif suite au féminicide de Lucía Pérez, une adolescente violée puis suppliciée par ses agresseurs à Mar del Plata, en octobre 2016[1]. Le 19 octobre, quelques jours après sa mort, une grève nationale des femmes est appelée par plusieurs collectifs féministes, sous le mot d’ordre « Nosotras paramos » (Nous nous mettons en grève).

Cette mobilisation est le point de départ d’un mouvement protestataire de masse en Argentine – 500 000 grévistes mobilisées en 2017, puis 800 000 en 2018 et 2019 –, qui regroupe un faisceau de revendications féministes, allant de la dénonciation des féminicides au combat pour l’autodétermination économique et pour le droit à l’avortement libre et gratuit.  

La puissance féministe s’inscrit dans cette généalogie politique, populaire et militante. Si l’ouvrage témoigne de la chronologie des manifestations qui ont commotionné l’espace public en Argentine, entre 2017 et 2019, il nourrit également la réflexion sur les nouvelles formes d’organisation et de participation populaires qui ont émergé de ces mobilisations. Verónica Gago double ce travail d’observation d’une analyse des multiples territoires de la violence (corps, foyer, économie) dans la société néolibérale. En cela, son ouvrage est à la fois le témoin d’une lutte politique en cours d’élaboration, et une tentative de conceptualiser cette praxis militante. L’effort de conceptualisation auquel s’adonne Gago est alimenté par le dialogue avec les thèses de plusieurs figures majeures du féminisme, telles que Rita Segato et Silvia Federici, et de la théoricienne marxiste Rosa Luxemburg – entre autres. 

 

La grève féministe, de la victimisation à l’agentivité des femmes 

Verónica Gago se sert de la grève féministe comme du cadre d’analyse principal pour élaborer ses réflexions. Ce mode d’action politique a été réitéré après les premières mobilisations « #NiUnaMenos » d’octobre 2016, puis s’est généralisé non seulement en Argentine, mais dans toute l’Amérique latine – la date du 8 mars devenant celle du « Paro Internacional de Mujeres » (Grève internationale des femmes) en 2017. C’est en raison de ce contexte de diffusion politique que Gago considère la grève générale des femmes comme le nouveau vecteur d’un « féminisme populaire et anti-néolibéral partant d’en bas, qui relie les maillons de la violence économique à la chaîne des violences qui frappent les femmes et les corps féminisés ». 

Le phénomène des luttes qui s’expriment à travers la grève est défendu par la chercheuse comme le « déploiement d’un contre-pouvoir » qui s’oppose à la détermination, la victimisation et l’invisibilisation que produit et organise la société patriarcale, et auxquelles sont réduites les femmes et les corps féminisés. Les manifestations du collectif « Ni Una Menos » sont nées d’une lamentation face à la violence féminicide ; cependant, les formes d’agentivité que la grève a contribué à produire ont justement permis aux militantes et aux protestataires de dépasser l’assignation victimaire du système de la violence féminicide, afin de devenir de véritables « sujettes de lutte ». 

 

Pour un « récit transversal et inclusif » des luttes féministes 

D’après Verónica Gago, la grève féministe représente tout à la fois un outil, un espace et un processus d’élaboration de la lutte politique et citoyenne. En tant que telle, elle permet de mobiliser et de politiser des femmes qui, auparavant, ne s’impliquaient pas dans le militantisme. Au niveau national, la grève mobilise non seulement les figures « traditionnelles » des luttes collectives anticapitalistes (le salariat), mais également celles que la penseuse appelle « un agrégat hétérogène de travailleuses historiquement invisibilisées », que sont les travailleuses précaires, informelles, domestiques, migrantes ou LGBTQ+.  

Verónica Gago partage là un texte riche, très dense, que l’on sent rythmé et nourri par l’ébullition intellectuelle et politique des manifestations, des assemblées et des débats citoyens. La puissance féministe offre des clés théoriques et réflexives pour analyser, déconstruire et combattre les systèmes de violences qui prennent le corps et la capacité agissante des femmes pour cible, afin de limiter à tout prix leurs possibilités d’existence et de participation politique. L’ouvrage enrichit et poursuit en même temps une critique profonde du néolibéralisme, et nous laisse entrevoir ce que pourrait signifier l’émergence de nouveaux récits politiques et collectifs non plus basés sur la violence colonisatrice et extractiviste des corps et de la nature.[2] 

Sarah TLILI 

 

La puissance féministe ou le désir de tout changer de Verónica Gago, traduit de l’anglais par Léa Nicolas-Teboul, 268 p., éditions Divergences, 2021, 17 euros. 

[1] Pour en savoir plus sur le mouvement « Ni Una Menos », voir le reportage Argentine : la révolte des femmes réalisé par la chaîne Arte en 2019, disponible en accès libre et gratuit sur arte.tv. 

[2] La version originale en espagnol, La potencia feminista o el deseo de cambiarlo todo, est parue aux éditions Traficantes de sueños, en 2019. Elle est disponible en accès (numérique) libre et gratuit sur le site de la maison d’édition

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Amérique du sud Analyse Luttes sociales

Dix ans de révoltes populaires au Chili | Entretien avec Eduardo Pavez

Photo: Eduardo Pavez Goye (2011)
Santiago, octobre 2019. Les images du peuple chilien dans la rue font le tour du monde. Loin d’un événement isolé, l’« estallido social » est le résultat de plus d’une décennie de luttes menées par la société civile. Alors que l’écriture de la nouvelle constitution plébiscitée par les manifestants est toujours en cours, Eduardo Pavez Goye, photographe et dramaturge chilien,  revient sur ces années de contestation.

L’ampleur du soulèvement populaire chilien (3 millions de personnes) et sa durée (6 mois de mobilisation continue coupés par la crise sanitaire) n’a d’égale que la violence avec laquelle le gouvernement de Sebastián Piñera réprime les manifestants (on dénombre officiellement 34 morts, 3400 blessés et de nombreux signalements de torture et d’abus de la part des forces de l’ordre).

Mais si l’estallido chilien a pu nous sembler brutal et inattendu vu d’Europe, les scènes de protestations d’octobre 2019 sont en réalité remplies d’histoire. Des concerts improvisés reprenant les plus grand standards de la nueva canción (Nouvelle Chanson) des années 1970 au slogan “On ne se révolte pas contre 30 pesos mais contre 30 ans de politique néolibérale », la révolution d’octobre 2019 trouve son origine dans une longue tradition de mouvements sociaux populaires. Les revendications des années Allende, puis celles qui ont secoué le Chili de la concertation et de la post-dictature, et enfin celles qui ont mené aux marches étudiantes de 2011, ont forgé l’identité politique d’une nouvelle génération aujourd’hui en âge d’être au pouvoir.

En 2021, malgré la crise sanitaire et plusieurs confinements, les revendications populaires sont toujours présentes et l’assemblée constituante nouvellement élue a la lourde tâche d’écrire une nouvelle constitution représentative de la complexe réalité chilienne. Dans cette intense période de bouleversements politiques, Gabriel Boric, Irací Hassler, Camila Vallejo ou encore Elisa Loncón sont autant de représentants d’une nouvelle classe politique chilienne, jeune, diverse et issue des vagues de mobilisations de 2011 et 2019. Avec elle·ux, c’est une nouvelle identité chilienne qui fait enfin son entrée dans les plus hautes sphères du pays, jusqu’alors dominées par les fonctionnaires de la dictature et leurs héritiers. 

Photo : Eduardo Pavez (2011)
L’héritage de la gauche étudiante, des manifestations aux violences policières 

Le mouvement étudiant de 2011 constitue la plus forte mobilisation au Chili depuis la fin de la dictature ; on ne  compte pas moins de 1 129 manifestations cette année-làLa répétition des mouvements étudiants, de plus en plus populaires – en 2001 d’abord avec le “Mochilazo”, en 2006 avec la “Revolución pingüína” puis en 2011 –, témoigne d’un un mécontentement croissant de la population, et particulièrement de la jeunesse. Ces mouvements populaires sont le fruit d’un long processus de remise en cause du modèle néo-libéral imposé par le gouvernement Pinochet durant les années 1980.

Si les étudiant·es ont toujours semblé être au-devant de ce type de soulèvement, c’est que l’université a été prise pour cible par le modèle néo-libéral. Très impliquée dans l’opposition des années 1970 et 1980, la population étudiante a logiquement trouvé une place de choix dans la lutte contre le modèle éducatif particulièrement inégalitaire inspiré des Chicago Boys[1].

Parmi les nombreuses personnes qui rejoignent le mouvement en 2011, on trouve Eduardo Pávez Goye, aujourd’hui dramaturge, photographe et doctorant à la Columbia University de New York. Bien que n’étant déjà plus étudiant, c’est en tant que sympathisant et ancien participant aux marches de 2006 contre la LOCE[2] qu’Eduardo décide d’aller manifester. Alors scénariste pour la télévision et photographe amateur, il y voit chaque jeudi un bon exercice pour se faire la main sur des appareils argentiques peu coûteux. Tandis que lors le mouvement gagne de l’ampleur et que la répression des forces de l’ordre envers les étudiants s’intensifie, cette expérience artistique se transforme en véritable projet personnel ; Eduardo décrit comme un “devoir civique” le fait de documenter la réalité des manifestations. 

Si tu n'es pas là pour immortaliser le moment où un photographe se fait assommer par la police, personne d'autre ne le fera. [...] L'archivage de ces moments historiques dépend de nous.

En écho au mouvement de l’AFI[3] durant les manifestations des années 1980, le jeune homme fait partie d’une nouvelle génération qui découvre la photographie contestataire et s’établit comme une véritable source d’information alternative face aux médias traditionnels. « Notre manière de faire face à la puissance médiatique des chaînes de TV et des journaux a été de prendre des photos puis de les afficher devant les universités, dans les couloirs des écoles et dans les rues » m’explique-t-il avec enthousiasme depuis son appartement new-yorkais. Bien que 10 ans ont passé, Eduardo n’a rien perdu de sa passion pour le sujet et son actualité : « Aujourd’hui, c’est un discours bien plus admis, mais, en 2011, quand je disais à mes amis ‘la police va aux manifs, tabasse les gens sans raison, détruit les feux de signalisation et nous jette des pavés’, personne ne me croyait. Ils me pensaient radicalisé, ou se disaient que j’étais fou, que j’inventais des choses ».

Le mouvement étudiant de 2011 marque en effet le début d’une forte répression policière, qui persiste aujourd’hui. Part inévitable des manifestations, cette violence ne fait que renforcer l’aspect historique de celles-ci, et rend vital le besoin d’archiver et de documenter la réalité du terrain, comme le raconte Eduardo : « Ce sentiment de danger, de violence et d’injustice, de sentir qu’on peut être tué par des policiers pendant une manifestation, simplement parce qu’on prend des photos, cela m’a fait comprendre que c’était important. Si tu n’es pas là pour immortaliser le moment où un photographe se fait assommer, on l’oubliera. L’archivage de ces moments historiques dépendait de nous, et c’est ce qui nous poussait constamment à retourner dans les manifestations ». 

Les photographes présents lors des manifestations de 2011 sont autant de témoins précieux qui contrecarrent le discours officiel des autorités. Alors que le mouvement social grandit au Chili, les expositions de leurs travaux s’exportent dans les pays voisins. Une semblable initiative est d’ailleurs reconduite en 2019, avec le projet AMA[4], qui documente et répertorie les cas de violences policières dans les manifestations.

Rompre avec l’héritage de la dictature

Pour beaucoup de jeunes Chiliens, le mouvement étudiant de 2011 représente un premier pas dans la vie politique du pays et une porte d’entrée vers une multitude de questionnements sur l’état de la société et leurs envies de changement. Comme l’explique Sofía Donoso, chercheuse au COES (Centre d’Etudes du Conflit et de la Cohésion Sociale), le sentiment d’un manque de représentativité du gouvernement, des députés et des politiques en général est un phénomène grandissant depuis les années 2000. La jeunesse chilienne ne se reconnait plus dans les partis traditionnels et trouve particulièrement difficile de se contenter du modèle dominant, alors qu’elle est confrontée au chômage, à un système éducatif à deux vitesses et à une précarité grandissante. Elle se distingue en cela de la génération traditionaliste qui a grandi dans les années 1980, et qui tend à mettre la famille et le travail avant la politique. Les défaillances du système néolibéral et individualiste promu par la dictature poussent la jeune génération à perdre confiance dans les principes de consommation excessive, d’achat à crédit et d’endettement promus par le système capitaliste.  

 

Cette différence brutale de mode de vie, causée par une précarité toujours croissante, marque particulièrement les jeunes et nourrit leurs ressentiments. “Le système est de plus en plus violent. J’ai toujours ressenti beaucoup de colère contre ce système qui nous a tant promis quand nous étions enfants, alors qu’il tue et torture des gens pour perdurer”, explique Eduardo, revenant ainsi sur les profondes traces laissées par la dictature dans la société chilienne du XXIème siècle. Car les marches de 2011 participent, à leur façon, à une remise en cause du roman national promu par le régime de Pinochet et ses défenseurs depuis des décennies.

“Le discours qui prône qu’Allende était mauvais et qu’il fallait tuer les communistes, c’est peut-être encore suffisant pour la droite radicale, mais ça ne l’est plus pour 80 % des Chiliens. Il faut cependant continuer à combattre cette droite, à la disséquer, la démanteler et la désarmer, pour toutes les personnes qui manifestent dans le rue” ajoute Eduardo. Car la société chilienne reste polarisée, notamment sur la question des années Pinochet et de l’impunité des anciens “fonctionnaires de la dictature”, toujours populaires dans une partie de la population, et qui parviennent encore à occuper le devant de la scène, comme l’a fait José Antonio Kast lors de l’élection présidentielle ou Jorge Arancibia Reyes, ancien aide de camp de Pinochet et membre de la commission pour les droits de l’homme de la nouvelle constitution.

Mais le mouvement de 2011 arrive certainement trop tôt, et une partie de la population n’est pas prête à faire valoir dans les urnes les demandes de la rue. Malgré la longueur et la ténacité des manifestants et quelques concessions du gouvernement, l’espoir finit par s’étioler. “On avait tous l’espoir de changer le système éducatif chilien à ce moment-là… Mais ça n’est pas arrivé » raconte Eduardo, avant d’ajouter qu’il est « parti du Chili le cœur brisé par la politique”.

Depuis 2011, des personnalités issues du mouvement étudiant ont pu accéder à des fonctions représentatives au Sénat ou au gouvernement. On pense par exemple à Camila Vallejo, auréolée de son statut de dirigeante de la Fédération des Étudiants de l’Université du Chili (FECh) et d’une reconnaissance internationale, qui a participé à porter la voix d’un certain mécontentement populaire au sein du parlement sous l’étiquette du PC. Cette nouvelle génération s’est exprimée à travers la création du Frente Amplio, une coalition politique qui a culminé aux législatives de 2017 par l’élection de 20 parlementaires et un sénateur. Sofía Donoso parle du Frente Amplio comme d’un “parti-mouvement”, soit un parti directement issu d’une mobilisation sociale et dont les représentants se sont formés à la politique en dehors des circuits habituels, ce qui leur confère une plus grande légitimité auprès d’un peuple découragé par les modèles politiques traditionnels.

Si les anciens leaders étudiants du mouvement de 2011 ont pu s’établir aussi bien en politique, c’est aussi car ce mouvement était le plus important dans l’histoire du pays – avant l’estallido de 2019. Au-delà de leur ampleur et de leur durée, les manifestations ont abouti à des changements de fond dans le système éducatif chilien, comme l’abrogation de la principale loi sur l’enseignement secondaire, de substantielles hausses de budget, la création de nouveaux organismes publics de régulation, ou encore la création de bourses. Les sondages ont révélé que 70% de la population soutenait le mouvement et ses demandes en faveur d’une éducation gratuite et de bonne qualité.

Mais des réserves subsistent sur la capacité des anciens leaders étudiants à réellement pouvoir implémenter leur politique. Car les figures les plus connues du grand public – à savoir Camila Vallejo, Giorgio Jackson et Gabriel Boric – ont souvent pu être considérées comme “les figures des médias” et non pas de vrais porte-parole des manifestants. Comme l’explique Sofía Donoso “quand un parti politique se sent menacé, il va faire des efforts pour se rapprocher des mouvements sociaux qui sont, par définition, plus proches des demandes directes du peuple.” Mais en permettant à des figures issues de ces mouvements de se « professionnaliser », le pouvoir en place leur fait également perdre une partie de l’authenticité et de la légitimité qu’elles pouvaient avoir auprès de leurs compagnons militants. Mais si les figures de proues de 2011 se sont assagies  au fil des années et des compromis avec le pouvoir en place, elles ont néanmoins participé à représenter une société civile qui défend des problématiques féministes, raciales et environnementales.

En 2019, le mouvement s’enrichit d’un point de vue identitaire et a à cœur de célébrer son passé, en revisitant l’identité chilienne et en multipliant les références à d’anciennes luttes sociales, en particulier celles de l’Unidad Popular d’Allende. Lors des manifestations, on peut entendre le groupe Inti-Illimani interpréter la chanson El Pueblo Unido Jamás Sera Vencido, reprise en choeur par des milliers de personnes sur la Plaza de la Dignidad, ou voir des gens jouer du chinchín dans les rues de Santiago, et scander des chansons traditionnelles comme El Baile de la tinaja, ce qui apparaît comme la réinterprétation d’une culture longtemps dénigrée par le pouvoir en place.

Les chansons officielles des fêtes patriotiques instaurées pendant la dictature, ça n’était pas la cueca traditionnelle de la campagne, c’était la cueca latifundiste, avec des harmonies importées d’Europe, un beau costume et un mouchoir blanc… une danse de salon, en somme”.  Cette imposition culturelle s’est accompagnée d’une idéologie mythique de l’individualisme, pur produit de l’école de Chicago, qui a influencé une grande partie de l’économie et de la culture sous Pinochet. Un mythe hérité de la dictature, mais qui s’est imposé avec le temps comme la vérité officielle. “Je crois que les soulèvements de 2019 ont réinventé une identité, quelque chose dont les gens sont fiers, et que la droite ne peut pas effacer. La fierté d’une tradition qui n’est ni celle du paysan, ni celle du policier ; une sorte de contre-culture qui puise à la source de nos traditions pluri-ethniques” affirme Eduardo.

La revendication d’un passé longtemps dénigré et la proclamation d’un État pluri-national sont des points nodaux dans les discussions politiques qui ont animé l’Assemblée constituante et le pays au cours des derniers mois. Et malgré la victoire du rechazo (non) à la première proposition de nouvelle Constitution en septembre  dernier, le changement est en marche au Chili. « La situation politique et les blocages institutionnels ne peuvent que mener à une autre révolte sociale dans les années qui viennent » affirme Eduardo, « Ma seule crainte est qu’elle soit encore plus violente que celle de 2019, car les gens n’ont hélas plus grand chose à perdre » conclut-il.

Élise PIA

Lyon, mai 2022.

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Nous avions rencontré Eduardo en mai 2022. La situation politique au Chili a connu de nombreux rebondissements depuis, puisque la proposition de nouvelle Constitution a été rejetée par les Chilien·nes. Nous reviendrons sur les raisons de ce rejet dans un prochain article.

Un grand merci à Eduardo Pavez pour son temps, ses réponses et ses photos. Les clichés partagés dans cet article sont issus de la série photographique « Campos de batalla ». Le travail photographique d’Eduardo et ses différents projets sont consultables ici.

Pour aller plus loin…
 « Une transition difficile vers la démocratie : Chili, le poids du passé« , Les Nuits de France Culture, 4 septembre 2022.
• Dossier spécial consacré a la crise au Chili dans Revista Anfibia.

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[1]Les Chicago Boys sont un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago par son fondateur, Milton Friedman, ardent défenseur du libéralisme durant les années 1970. De retour au Chili, ils aideront à définir les réformes ultra-libérales de la politique économique de la dictature de Pinochet, souvent nommée par Friedman « le miracle chilien » et fortement contestée depuis.

[2] La Ley Orgánica Constitucional de Enseñanza, instaurée pendant la dictature, fixait le niveau d’enseignement minimum exigé en primaire et secondaire. Sa réforme fut l’une des principales demandes de la « Revolución pingüína ».

[3] L’Asociación de fotógrafos independientes (AFI) a permis, entre 1981 et 1990, la diffusion de photographies non officielles, prises notamment lors de manifestations dans les rues de Santiago, échappant aux canaux de diffusion de la dictature militaire.

[4] Un projet qui peut être consulté au lien suivant : Proyecto AMA. Archivo de Memoria Audiovisual.

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Amérique du sud

Diaspora vénézuélienne : la réponse latino-américaine à une catastrophe de dimension mondiale

La plupart des 5,7 millions de Vénézuéliens ayant quitté leur pays ont trouvé refuge ailleurs en Amérique latine. Alors que la crise sociale et politique ne semble pas se résoudre au Vénézuéla, il est urgent de tirer les conclusions de 5 années de politique d’accueil latino-américaine.

Jorge León a 37 ans. Diplômé en informatique au Venezuela, il a quitté Maracaibo en 2015 pour s’installer au Chili, où il réside encore actuellement. Pour lui, partir est vite devenu une évidence. « Là-bas, je n’avais aucune perspective au niveau professionnel ou personnel. » La sécurité aussi était un problème : « j’avais le choix, soit rester enfermé chez moi, soit être en permanence sur mes gardes ». Alors, Jorge s’inscrit à un programme de troisième cycle en Espagne, il prend ses billets et réunit les papiers nécessaires. « J’avais déjà avancé tous les frais et payé mon assurance, quand le gouvernement a soudainement décidé d’arrêter le programme de change de devises, qui me permettait d’acquérir des euros à un taux préférentiel. » Le contrôle des changes et les incessantes dévaluations du Bolivariano (la monnaie vénézuélienne) sont de puissants freins au départ : ils ont mis fin aux projets d’étude de Jorge en Espagne.

Jorge ne renonce pourtant pas à quitter le pays. Seulement, il partira moins loin. « Aux États-Unis, c’est compliqué d’obtenir des papiers. Il me restait l’Amérique latine. ». Comme lui, l’immense majorité des Vénézuéliens ont immigré dans d’autres pays du sous-continent. Des 5,6 millions de personnes que compte aujourd’hui la diaspora vénézuélienne, 82% se trouvent en Amérique latine et plus de 56% se répartissent entre le Pérou, la Colombie et le Chili, les trois pays à accueillir le plus de migrants et réfugiés vénézuéliens. Cette tendance s’explique par la proximité géographique, culturelle et linguistique des trois pays andins, mais aussi par la relative facilité administrative et matérielle à s’y installer pour les Vénézuéliens. Ils sont 1,7 millions en Colombie ; au Pérou, le seuil du million a été dépassé en août 2021. C’est considérable. Pour des pays de 50 et 32 millions d’habitants respectivement, on est bien au-delà des 800 mille migrants et réfugiés syriens accueillis par l’Allemagne (un pays de 83 millions d’habitants) depuis 2015.

La communauté internationale ne tarit pas d’éloges envers la réponse latino-américaine à l’afflux des migrants vénézuéliens. Pour Filippo Grandi, Haut-commissaire aux réfugiés de l’Organisation des nations unies, elle devrait « servir de modèle de solidarité pour le reste du monde. » Sa déclaration fait suite à l’annonce par le président colombien Ivan Duque, en juin 2021, d’un programme de régularisation massive d’immigrés vénézuéliens. Elle peut néanmoins être interprétée de deux manières : reconnaissances des efforts des pays situés en première ligne face à la crise vénézuélienne, bien sûr, mais aussi aveu d’inaction de la communauté internationale. Celle-ci dépense dix fois moins pour venir en aide aux migrants vénézuéliens qu’elle ne le fait pour les Syriens. Évidemment, le Venezuela n’est pas aux portes de l’Europe, les grandes puissances n’y sont pas intervenues militairement et les pays d’Amérique latine n’ont pas les mêmes moyens de pression que la Turquie, qui vient de se voir promettre trois milliards d’euros de l’Union européenne pour sa contribution décisive à l’accueil des réfugiés syriens.

 

Une vague migratoire sans précédent

Les gouvernements des pays andins ont été largement livrés à eux-mêmes. Surtout, ils n’étaient absolument pas préparés à gérer une telle vague migratoire. La Colombie, le Chili et le Pérou ont longtemps été des pays d’émigration, sans aucune expérience dans la gestion d’un afflux massif de populations. Au Chili, la législation migratoire n’avait pas été modifiée depuis la dictature d’Augusto Pinochet. Au Pérou, la politique migratoire jusqu’en 2016 se limitait à un contrôle des entrées et des demandes de résidence. Dans une certaine mesure, ce manque de préparation a facilité l’entrée des migrants vénézuéliens, qui bénéficièrent de normes permissives au moment de franchir les frontières. Par ailleurs, les trois États et le Venezuela  jusqu’à la suspension de ce dernier en août 2017  étaient tous associés au Mercosur (Marché commun du sud) qui prévoit la libre circulation des personnes. Les ressortissants vénézuéliens pouvaient donc se présenter aux frontières munis de leur seule carte d’identité. Finalement, les gouvernements en place en 2017 au Chili, au Pérou et en Colombie ne cachaient pas leur opposition au régime de Nicolas Maduro, et l’accueil des migrants, tout autant que le soutien à l’opposition vénézuélienne, relevait d’une décision de politique étrangère.

L’année 2017 est celle de la plus grande vague migratoire. Au Chili, Jorge l’a vue venir. Peu après son arrivée, il crée le site web venezolanosenchile.com, pour aider ses compatriotes dans leurs démarches et leur installation dans le pays, et afin d’arrondir ses fins de mois. « Le site totalise aujourd’hui plus de quinze millions de visites, c’est énorme, j’en suis moi-même abasourdi. » Ce succès en dit long sur l’attraction que le Chili exerce sur les Vénézuéliens. Son blog est un vrai baromètre de la migration. « En juillet 2017, plus de 550 000 personnes se sont connectées sur mon site. Un record ! ».

La même accélération a eu lieu dans les autres pays d’Amérique latine. Le plus souvent, les Vénézuéliens entrent avec un statut de touriste. Au Pérou et en Colombie, les gouvernements mettent en place des statuts de résidence temporaire qui leur permettent de régulariser leur situation et d’accéder au marché du travail. Au Chili, les migrants utilisent des mécanismes existants, comme le visa por contrato ou le visa para profesionales dont a bénéficié Jorge –, qui permettent aux détenteurs d’un diplôme universitaire, d’une promesse d’embauche ou d’un contrat de travail d’obtenir une résidence temporaire. En parallèle, comme l’explique Kelly Chávez Saucedo, spécialiste et consultante péruvienne en intégration et protection des migrants, la plupart des Vénézuéliens présentent une demande d’asile.

 

De la politique de la porte ouverte à la fermeture des frontières

Très vite pourtant, et malgré la bonne volonté affichée, les institutions des trois pays sont débordées par le nombre de demandes. Au Pérou, « l’équipe en charge des demandes d’asile ne comptait pas plus d’une demi-douzaine de personnes. Un comité se réunissait une fois par mois pour statuer sur une vingtaine de demandes », raconte Kelly Chávez . « Du jour au lendemain, il se sont vus confier plus de quatre cent mille dossiers ! ». A l’heure actuelle, moins de 3 000 Vénézuéliens ont obtenu le statut de réfugié au Pérou ; moins de mille en Colombie, et seulement une vingtaine au Chili. Les premières situations d’irrégularité migratoires parmi la population vénézuélienne proviennent donc de la lenteur des démarches. Elles se multiplient par la suite quand le Venezuela est suspendu du Mercosur et, à partir de 2018 et 2019, les gouvernements des pays hôtes commencent à prendre des mesures plus restrictives vis-à-vis des migrants. Dans un premier temps, ils exigent un passeport, extrêmement difficile à obtenir au Venezuela. Ils demandent ensuite un visa préalable, qui doit être émis par le consulat à Caracas ou dans les autres grandes villes du pays. Mais les consulats ne sont pas suffisamment équipés pour faire face à la demande, et peu de visas sont effectivement attribués. Depuis avril 2018, le Chili a délivré 61 mille visas de « responsabilité humanitaire » (une catégorie créée spécialement pour les Vénézuéliens), mais sur la même période, il a reçu plus de 440 000 demandes. 

Ces restrictions mises en place dès 2018 freinent l’afflux des Vénézuéliens, sans pour autant y mettre un terme. Pendant ce temps, la situation au Venezuela continue de se détériorer. « Quand j’ai émigré, les gens partaient en quête d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, ils fuient le pays par nécessité… parce qu’il n’y a plus rien pour eux au Venezuela. Rester, c’est la mort » explique Jorge. Pour beaucoup de Vénézuéliens, entrer de manière irrégulière au terme d’un long, coûteux et parfois dangereux périple devient la seule alternative. Pour arriver au Chili, ils réalisent des voyages en car de sept à dix jours, en dormant dans les bus, les gares routières ou dans la rue. Souvent, ils s’arrêtent en chemin pour travailler et obtenir les fonds suffisants pour terminer leur parcours. Cela ajoute à la vulnérabilité des nouveaux arrivants, dont la situation économique est en général beaucoup plus précaire que leurs prédécesseurs, et qui en rentrant de manière irrégulière, se voient a priori fermer la possibilité d’une régularisation ultérieure. 

L’exode s’interrompt pendant quelques mois avec la pandémie de Covid-19. La situation se complique pour les Vénézuéliens sur la route de l’exil, car les cars inter-provinciaux ne fonctionnent plus et les frontières sont fermées. Certains retournent au Venezuela, d’autres poursuivent à pied. Avec ou sans passeport, toute entrée devient irrégulière. Après le déconfinement, la Colombie ouvre ses frontières avant ses voisins, créant ainsi un goulot d’étranglement ; l’Équateur ne veut plus recevoir de migrants, mais organise un couloir humanitaire vers le Pérou, qui garde sa frontière fermée avec l’aide de l’armée, en violation du droit des réfugiés. Quant au Chili, il applique plus durement les mesures restrictives qu’il a adoptées, et multiplie les expulsions d’immigrés en situation irrégulière. Enfin, les conflits entre groupe armées et militaires vénézuéliens, près de la frontière avec la Colombie, provoque de nouveaux déplacements de population vers ce pays. Dans chaque région frontalière, on assiste alors au développement des trafics, des passeurs et des camps de fortune, dont les principales victimes sont les migrants vénézuéliens.

 

Le rêve américain à l’échelle de l’Amérique latine

Voilà comment 3,2 millions de Vénézuéliens sont arrivés en Colombie, au Pérou et au Chili, ballotés entre la bonne volonté, l’improvisation et les craintes de leur pays d’accueil. Les réalités auxquelles ils ont été confrontés sur place sont contrastées, en lien avec la situation économique, politique et sociale de chaque territoire. 

Au Chili, le pays le plus développé de la région, on a longtemps parlé d’un « rêve chilien ». La plupart des Vénézuéliens qui ont fait partie des premières vagues d’immigration sont aujourd’hui en situation régulière ; comme Jorge, la plupart d’entre eux ont pu s’insérer dans le marché du travail formel. En moyenne, le niveau d’études des migrants est supérieur à celui des populations hôtes. Les entreprises reconnaissent souvent les qualifications de leurs employés étrangers, même si la reconnaissance des diplômes est un travail de longue haleine. 

Ceux qui sont venus plus tard n’ont pas la même chance. Entrer de manière illégale coupe l’accès au marché du travail formel et à la plupart des services de protection sociale. Les emplois non déclarés n’ont souvent pas de relation avec les diplômes des migrants et les exposent à des conditions de travail dégradées. La politique migratoire du gouvernement conservateur de Sebastian Piñera est de plus en plus musclée, comme en témoigne la nouvelle loi migratoire entrée en vigueur en avril 2021. Après les mouvements sociaux de 2019 qui ont fortement ébranlé son pouvoir, la lutte contre l’immigration irrégulière est, avec la vaccination de la population contre le Covid-19, l’un des sujets politiques sur lequel il mise pour regagner en popularité. 

 

Une intégration informelle des migrants

La situation au Pérou et en Colombie est toute autre. L’afflux de migrants y fut nettement plus massif, et le contexte économique et social très différent de celui du Chili. La crainte était que les économies locales ne soient pas capables d’absorber la main d’œuvre additionnelle que représentaient les nouveaux arrivants. Ce ne fut pas le cas, comme l’explique la sociologue Kelly Chavez Saucedo : « L’économie informelle s’est élargie pour faire de la place aux Vénézuéliens. Dans ces pays où la protection sociale est extrêmement limitée, l’informalité fait office de matelas de sécurité. Le secteur informel est le plus grand employeur : plus de 80% des immigrés vénézuéliens s’y sont insérés ». 

Le secteur informel recouvre des réalités très diverses, du vendeur ambulant à l’entreprise de transport qui ne déclare pas tous ses chauffeurs, en passant par les petits commerces et la restauration. Un emploi informel est une manière immédiate de générer des revenus nécessaires à la survie des migrants et de leur famille, que celle-ci les ait accompagnés ou soit restée au pays. C’est aussi une parade face à la lenteur des autorités pour régulariser leur situation migratoire. Mais c’est également un secteur qui fait peu de cas des diplômes, où le temps de travail maximum et le salaire minimum ne sont pas respectés, et où il n’y a pas de protection sociale.

Qu’en est-il de l’accès des migrants aux services publics et sociaux ? D’après la sociologue, des freins d’ordre pratique et administratif ont longtemps rendu cet accès difficile au Pérou. « Ce n’est pas un manque de bonne volonté, explique-t-elle. Il faut comprendre que les systèmes administratifs n’étaient pas conçus pour prendre en charge les étrangers. » Ainsi, des services normalement accessibles pour tous ne l’étaient pas pour les Vénézuéliens, puisque le règlement exigeait la présentation d’une carte d’identité nationale. Sans carte d’identité, pas d’accès aux distributions de nourriture destinées aux enfants en bas âge, pas de manuels scolaires pour les élèves, et pas de couverture santé universelle. 

Au Pérou, si les services ne sont pas disponibles, c’est souvent que les autorités locales ne veulent pas voir les populations immigrées sur leur territoire et ne dimensionnent donc pas leur budget en conséquence. Or, certains districts de Lima comptent jusqu’à 20% de population vénézuélienne. Dans un pays où la xénophobie anti-vénézuélienne se normalise, les responsables politiques n’ont que peu d’incitation à œuvrer pour l’amélioration des conditions de vie des migrants. En Colombie, les dirigeants ont plus conscience de ce travers et la récente campagne de régularisation a pour but affiché de rendre les Vénézuéliens bénéficiaires et contributeurs des services sociaux. L’idée sous-jacente est de lutter contre les préjugés xénophobes en démontrant que l’immigration s’avère aussi être une opportunité pour la société. 

 

Lionel IGERSHEIM