Avec Temps Sauvages, Mario Vargas Llosa quitte son Pérou natal pour l’Amérique centrale de la Guerre Froide. Une période et une région auxquelles il avait déjà consacré un livre, La fête au Bouc, qui suivait les derniers jours de Rafael Trujillo à la tête de la République Dominicaine. Ce sont les intrigues qui ont secoué la vie politique du Guatemala des années 1950 qui sont cette fois-ci au centre de l’histoire.
Dans ce roman ambitieux qui survole une décennie d’histoire politique, Vargas Llosa, en narrateur partial, met avant tout en scène des personnages accrocheurs, parfois si romanesques qu’ils en paraissent inventés. L’auteur fait pourtant planer le doute sur la véracité des faits racontés et notamment sur Miss Guatemala qui semble tout droit sortie d’un film noir hollywoodien. La vie politique guatémaltèque se révèle quant à elle haletante, multipliant les complots, les non-dits et les trahisons. On voit se succéder au fil des pages des figures et des événements clefs de l’histoire du pays, du gouvernement progressiste de Jacobo Árbenz qui prône la réforme agraire à la junte militaire de Carlos Castillo Armas qui inaugure un cycle d’instabilité et de violence dans la région. Autour de ces hommes de pouvoir gravitent des figures de l’ombre, autant de maîtresses, conseillers et agents secrets d’Etats voisins qui, chacun à leur manière, influent sur l’histoire du pays.
Mais sur les personnages, aussi ingénieux et sournois soient-ils, plane toujours l’ombre de la Pieuvre, surnom donné à la United Fruit Company. Cette entreprise empire qui exerce “un monopole tyrannique” sur toute la production et la commercialisation de la banane, assure le contrôle de l’électricité, du port de Puerto Barrios (le seul des Caraïbes), et du chemin de fer qui traverse le pays. Seul rival à la hauteur de la compagnie de Sam Zemurray, ses compatriotes de la CIA qui, à travers des personnages plus ou moins sympathiques, semblent eux aussi écrire l’histoire du pays comme bon leur semble et considérer plus que jamais l’Amérique centrale comme leur “arrière-cour”.
Que cela soit Edward Bernays (le père des relations publiques), “Mike” l’agent secret amoureux de Martita ou John Peurifroy, l’ambassadeur spécialiste des coups d’Etat, l’ingérence états-unienne est multiple, cynique et ne répond qu’à une seule crainte, le développement d’un gouvernement progressiste dans la région. A Bernays, d’ailleurs, d’ajouter “Le danger, Messieur, c’est le mauvais exemple. La démocratisation du Guatemala, bien plus que le communisme.” Chez les locaux, les désabusés comme le père de Martita qui estime que “le moindre mal semble être que nous continuions à rester des esclaves” côtoient des idéalistes qui rêvent d’un futur meilleur. Mais tous sont bien impuissants face aux actions du pays voisin et se retrouvent condamnés à subir de plein fouet la violence ambiante.
Avec Temps Sauvages, Vargas Llosa démontre un fois de plus ses talents d’écrivain en signant un roman accessible mais exigeant qui fait s’entremêler chapitre après chapitre les époques, les intrigues et leurs protagonistes. On regrettera cependant, comme souvent chez l’auteur, un traitement caricatural et finalement assez décevant de l’unique femme du roman. Miss Guatemala, pourtant présenté en quatrième de couverture comme “l’un des personnages féminins les plus riches, séducteurs et ambigus de [son] œuvre” ne semble exister que par et pour les hommes qui croisent sa route sans que ne soit réellement développées les parties de sa personnalité qui pourraient en faire une figure intéressante. Le changement de ton de l’épilogue qui délaisse la fiction pour s’aventurer dans une chronique à la première personne qui frôle la tribune moralisatrice à également de quoi laisser perplexe tant ces dernières pages semblent anachroniques face au reste du livre. Mais, malgré ces défauts, Temps Sauvages reste une œuvre à découvrir et, si elle n’est pas à la hauteur des plus grands succès de son auteur, offre une belle occasion de se plonger, le temps d’un roman, dans les méandres de la vie politique centre-américaine du siècle dernier.
Elise PIA