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Dix ans de révoltes populaires au Chili | Entretien avec Eduardo Pavez

Photo: Eduardo Pavez Goye (2011)
Santiago, octobre 2019. Les images du peuple chilien dans la rue font le tour du monde. Loin d’un événement isolé, l’« estallido social » est le résultat de plus d’une décennie de luttes menées par la société civile. Alors que l’écriture de la nouvelle constitution plébiscitée par les manifestants est toujours en cours, Eduardo Pavez Goye, photographe et dramaturge chilien,  revient sur ces années de contestation.

L’ampleur du soulèvement populaire chilien (3 millions de personnes) et sa durée (6 mois de mobilisation continue coupés par la crise sanitaire) n’a d’égale que la violence avec laquelle le gouvernement de Sebastián Piñera réprime les manifestants (on dénombre officiellement 34 morts, 3400 blessés et de nombreux signalements de torture et d’abus de la part des forces de l’ordre).

Mais si l’estallido chilien a pu nous sembler brutal et inattendu vu d’Europe, les scènes de protestations d’octobre 2019 sont en réalité remplies d’histoire. Des concerts improvisés reprenant les plus grand standards de la nueva canción (Nouvelle Chanson) des années 1970 au slogan “On ne se révolte pas contre 30 pesos mais contre 30 ans de politique néolibérale », la révolution d’octobre 2019 trouve son origine dans une longue tradition de mouvements sociaux populaires. Les revendications des années Allende, puis celles qui ont secoué le Chili de la concertation et de la post-dictature, et enfin celles qui ont mené aux marches étudiantes de 2011, ont forgé l’identité politique d’une nouvelle génération aujourd’hui en âge d’être au pouvoir.

En 2021, malgré la crise sanitaire et plusieurs confinements, les revendications populaires sont toujours présentes et l’assemblée constituante nouvellement élue a la lourde tâche d’écrire une nouvelle constitution représentative de la complexe réalité chilienne. Dans cette intense période de bouleversements politiques, Gabriel Boric, Irací Hassler, Camila Vallejo ou encore Elisa Loncón sont autant de représentants d’une nouvelle classe politique chilienne, jeune, diverse et issue des vagues de mobilisations de 2011 et 2019. Avec elle·ux, c’est une nouvelle identité chilienne qui fait enfin son entrée dans les plus hautes sphères du pays, jusqu’alors dominées par les fonctionnaires de la dictature et leurs héritiers. 

Photo : Eduardo Pavez (2011)
L’héritage de la gauche étudiante, des manifestations aux violences policières 

Le mouvement étudiant de 2011 constitue la plus forte mobilisation au Chili depuis la fin de la dictature ; on ne  compte pas moins de 1 129 manifestations cette année-làLa répétition des mouvements étudiants, de plus en plus populaires – en 2001 d’abord avec le “Mochilazo”, en 2006 avec la “Revolución pingüína” puis en 2011 –, témoigne d’un un mécontentement croissant de la population, et particulièrement de la jeunesse. Ces mouvements populaires sont le fruit d’un long processus de remise en cause du modèle néo-libéral imposé par le gouvernement Pinochet durant les années 1980.

Si les étudiant·es ont toujours semblé être au-devant de ce type de soulèvement, c’est que l’université a été prise pour cible par le modèle néo-libéral. Très impliquée dans l’opposition des années 1970 et 1980, la population étudiante a logiquement trouvé une place de choix dans la lutte contre le modèle éducatif particulièrement inégalitaire inspiré des Chicago Boys[1].

Parmi les nombreuses personnes qui rejoignent le mouvement en 2011, on trouve Eduardo Pávez Goye, aujourd’hui dramaturge, photographe et doctorant à la Columbia University de New York. Bien que n’étant déjà plus étudiant, c’est en tant que sympathisant et ancien participant aux marches de 2006 contre la LOCE[2] qu’Eduardo décide d’aller manifester. Alors scénariste pour la télévision et photographe amateur, il y voit chaque jeudi un bon exercice pour se faire la main sur des appareils argentiques peu coûteux. Tandis que lors le mouvement gagne de l’ampleur et que la répression des forces de l’ordre envers les étudiants s’intensifie, cette expérience artistique se transforme en véritable projet personnel ; Eduardo décrit comme un “devoir civique” le fait de documenter la réalité des manifestations. 

Si tu n'es pas là pour immortaliser le moment où un photographe se fait assommer par la police, personne d'autre ne le fera. [...] L'archivage de ces moments historiques dépend de nous.

En écho au mouvement de l’AFI[3] durant les manifestations des années 1980, le jeune homme fait partie d’une nouvelle génération qui découvre la photographie contestataire et s’établit comme une véritable source d’information alternative face aux médias traditionnels. « Notre manière de faire face à la puissance médiatique des chaînes de TV et des journaux a été de prendre des photos puis de les afficher devant les universités, dans les couloirs des écoles et dans les rues » m’explique-t-il avec enthousiasme depuis son appartement new-yorkais. Bien que 10 ans ont passé, Eduardo n’a rien perdu de sa passion pour le sujet et son actualité : « Aujourd’hui, c’est un discours bien plus admis, mais, en 2011, quand je disais à mes amis ‘la police va aux manifs, tabasse les gens sans raison, détruit les feux de signalisation et nous jette des pavés’, personne ne me croyait. Ils me pensaient radicalisé, ou se disaient que j’étais fou, que j’inventais des choses ».

Le mouvement étudiant de 2011 marque en effet le début d’une forte répression policière, qui persiste aujourd’hui. Part inévitable des manifestations, cette violence ne fait que renforcer l’aspect historique de celles-ci, et rend vital le besoin d’archiver et de documenter la réalité du terrain, comme le raconte Eduardo : « Ce sentiment de danger, de violence et d’injustice, de sentir qu’on peut être tué par des policiers pendant une manifestation, simplement parce qu’on prend des photos, cela m’a fait comprendre que c’était important. Si tu n’es pas là pour immortaliser le moment où un photographe se fait assommer, on l’oubliera. L’archivage de ces moments historiques dépendait de nous, et c’est ce qui nous poussait constamment à retourner dans les manifestations ». 

Les photographes présents lors des manifestations de 2011 sont autant de témoins précieux qui contrecarrent le discours officiel des autorités. Alors que le mouvement social grandit au Chili, les expositions de leurs travaux s’exportent dans les pays voisins. Une semblable initiative est d’ailleurs reconduite en 2019, avec le projet AMA[4], qui documente et répertorie les cas de violences policières dans les manifestations.

Rompre avec l’héritage de la dictature

Pour beaucoup de jeunes Chiliens, le mouvement étudiant de 2011 représente un premier pas dans la vie politique du pays et une porte d’entrée vers une multitude de questionnements sur l’état de la société et leurs envies de changement. Comme l’explique Sofía Donoso, chercheuse au COES (Centre d’Etudes du Conflit et de la Cohésion Sociale), le sentiment d’un manque de représentativité du gouvernement, des députés et des politiques en général est un phénomène grandissant depuis les années 2000. La jeunesse chilienne ne se reconnait plus dans les partis traditionnels et trouve particulièrement difficile de se contenter du modèle dominant, alors qu’elle est confrontée au chômage, à un système éducatif à deux vitesses et à une précarité grandissante. Elle se distingue en cela de la génération traditionaliste qui a grandi dans les années 1980, et qui tend à mettre la famille et le travail avant la politique. Les défaillances du système néolibéral et individualiste promu par la dictature poussent la jeune génération à perdre confiance dans les principes de consommation excessive, d’achat à crédit et d’endettement promus par le système capitaliste.  

 

Cette différence brutale de mode de vie, causée par une précarité toujours croissante, marque particulièrement les jeunes et nourrit leurs ressentiments. “Le système est de plus en plus violent. J’ai toujours ressenti beaucoup de colère contre ce système qui nous a tant promis quand nous étions enfants, alors qu’il tue et torture des gens pour perdurer”, explique Eduardo, revenant ainsi sur les profondes traces laissées par la dictature dans la société chilienne du XXIème siècle. Car les marches de 2011 participent, à leur façon, à une remise en cause du roman national promu par le régime de Pinochet et ses défenseurs depuis des décennies.

“Le discours qui prône qu’Allende était mauvais et qu’il fallait tuer les communistes, c’est peut-être encore suffisant pour la droite radicale, mais ça ne l’est plus pour 80 % des Chiliens. Il faut cependant continuer à combattre cette droite, à la disséquer, la démanteler et la désarmer, pour toutes les personnes qui manifestent dans le rue” ajoute Eduardo. Car la société chilienne reste polarisée, notamment sur la question des années Pinochet et de l’impunité des anciens “fonctionnaires de la dictature”, toujours populaires dans une partie de la population, et qui parviennent encore à occuper le devant de la scène, comme l’a fait José Antonio Kast lors de l’élection présidentielle ou Jorge Arancibia Reyes, ancien aide de camp de Pinochet et membre de la commission pour les droits de l’homme de la nouvelle constitution.

Mais le mouvement de 2011 arrive certainement trop tôt, et une partie de la population n’est pas prête à faire valoir dans les urnes les demandes de la rue. Malgré la longueur et la ténacité des manifestants et quelques concessions du gouvernement, l’espoir finit par s’étioler. “On avait tous l’espoir de changer le système éducatif chilien à ce moment-là… Mais ça n’est pas arrivé » raconte Eduardo, avant d’ajouter qu’il est « parti du Chili le cœur brisé par la politique”.

Depuis 2011, des personnalités issues du mouvement étudiant ont pu accéder à des fonctions représentatives au Sénat ou au gouvernement. On pense par exemple à Camila Vallejo, auréolée de son statut de dirigeante de la Fédération des Étudiants de l’Université du Chili (FECh) et d’une reconnaissance internationale, qui a participé à porter la voix d’un certain mécontentement populaire au sein du parlement sous l’étiquette du PC. Cette nouvelle génération s’est exprimée à travers la création du Frente Amplio, une coalition politique qui a culminé aux législatives de 2017 par l’élection de 20 parlementaires et un sénateur. Sofía Donoso parle du Frente Amplio comme d’un “parti-mouvement”, soit un parti directement issu d’une mobilisation sociale et dont les représentants se sont formés à la politique en dehors des circuits habituels, ce qui leur confère une plus grande légitimité auprès d’un peuple découragé par les modèles politiques traditionnels.

Si les anciens leaders étudiants du mouvement de 2011 ont pu s’établir aussi bien en politique, c’est aussi car ce mouvement était le plus important dans l’histoire du pays – avant l’estallido de 2019. Au-delà de leur ampleur et de leur durée, les manifestations ont abouti à des changements de fond dans le système éducatif chilien, comme l’abrogation de la principale loi sur l’enseignement secondaire, de substantielles hausses de budget, la création de nouveaux organismes publics de régulation, ou encore la création de bourses. Les sondages ont révélé que 70% de la population soutenait le mouvement et ses demandes en faveur d’une éducation gratuite et de bonne qualité.

Mais des réserves subsistent sur la capacité des anciens leaders étudiants à réellement pouvoir implémenter leur politique. Car les figures les plus connues du grand public – à savoir Camila Vallejo, Giorgio Jackson et Gabriel Boric – ont souvent pu être considérées comme “les figures des médias” et non pas de vrais porte-parole des manifestants. Comme l’explique Sofía Donoso “quand un parti politique se sent menacé, il va faire des efforts pour se rapprocher des mouvements sociaux qui sont, par définition, plus proches des demandes directes du peuple.” Mais en permettant à des figures issues de ces mouvements de se « professionnaliser », le pouvoir en place leur fait également perdre une partie de l’authenticité et de la légitimité qu’elles pouvaient avoir auprès de leurs compagnons militants. Mais si les figures de proues de 2011 se sont assagies  au fil des années et des compromis avec le pouvoir en place, elles ont néanmoins participé à représenter une société civile qui défend des problématiques féministes, raciales et environnementales.

En 2019, le mouvement s’enrichit d’un point de vue identitaire et a à cœur de célébrer son passé, en revisitant l’identité chilienne et en multipliant les références à d’anciennes luttes sociales, en particulier celles de l’Unidad Popular d’Allende. Lors des manifestations, on peut entendre le groupe Inti-Illimani interpréter la chanson El Pueblo Unido Jamás Sera Vencido, reprise en choeur par des milliers de personnes sur la Plaza de la Dignidad, ou voir des gens jouer du chinchín dans les rues de Santiago, et scander des chansons traditionnelles comme El Baile de la tinaja, ce qui apparaît comme la réinterprétation d’une culture longtemps dénigrée par le pouvoir en place.

Les chansons officielles des fêtes patriotiques instaurées pendant la dictature, ça n’était pas la cueca traditionnelle de la campagne, c’était la cueca latifundiste, avec des harmonies importées d’Europe, un beau costume et un mouchoir blanc… une danse de salon, en somme”.  Cette imposition culturelle s’est accompagnée d’une idéologie mythique de l’individualisme, pur produit de l’école de Chicago, qui a influencé une grande partie de l’économie et de la culture sous Pinochet. Un mythe hérité de la dictature, mais qui s’est imposé avec le temps comme la vérité officielle. “Je crois que les soulèvements de 2019 ont réinventé une identité, quelque chose dont les gens sont fiers, et que la droite ne peut pas effacer. La fierté d’une tradition qui n’est ni celle du paysan, ni celle du policier ; une sorte de contre-culture qui puise à la source de nos traditions pluri-ethniques” affirme Eduardo.

La revendication d’un passé longtemps dénigré et la proclamation d’un État pluri-national sont des points nodaux dans les discussions politiques qui ont animé l’Assemblée constituante et le pays au cours des derniers mois. Et malgré la victoire du rechazo (non) à la première proposition de nouvelle Constitution en septembre  dernier, le changement est en marche au Chili. « La situation politique et les blocages institutionnels ne peuvent que mener à une autre révolte sociale dans les années qui viennent » affirme Eduardo, « Ma seule crainte est qu’elle soit encore plus violente que celle de 2019, car les gens n’ont hélas plus grand chose à perdre » conclut-il.

Élise PIA

Lyon, mai 2022.

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Nous avions rencontré Eduardo en mai 2022. La situation politique au Chili a connu de nombreux rebondissements depuis, puisque la proposition de nouvelle Constitution a été rejetée par les Chilien·nes. Nous reviendrons sur les raisons de ce rejet dans un prochain article.

Un grand merci à Eduardo Pavez pour son temps, ses réponses et ses photos. Les clichés partagés dans cet article sont issus de la série photographique « Campos de batalla ». Le travail photographique d’Eduardo et ses différents projets sont consultables ici.

Pour aller plus loin…
 « Une transition difficile vers la démocratie : Chili, le poids du passé« , Les Nuits de France Culture, 4 septembre 2022.
• Dossier spécial consacré a la crise au Chili dans Revista Anfibia.

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[1]Les Chicago Boys sont un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago par son fondateur, Milton Friedman, ardent défenseur du libéralisme durant les années 1970. De retour au Chili, ils aideront à définir les réformes ultra-libérales de la politique économique de la dictature de Pinochet, souvent nommée par Friedman « le miracle chilien » et fortement contestée depuis.

[2] La Ley Orgánica Constitucional de Enseñanza, instaurée pendant la dictature, fixait le niveau d’enseignement minimum exigé en primaire et secondaire. Sa réforme fut l’une des principales demandes de la « Revolución pingüína ».

[3] L’Asociación de fotógrafos independientes (AFI) a permis, entre 1981 et 1990, la diffusion de photographies non officielles, prises notamment lors de manifestations dans les rues de Santiago, échappant aux canaux de diffusion de la dictature militaire.

[4] Un projet qui peut être consulté au lien suivant : Proyecto AMA. Archivo de Memoria Audiovisual.