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Impérialisme écologique et pandémies dans le Mexique colonial

Vue de Tenochtitlan, la capitale mexica (aztèque) et du lac de Texcoco avant son assèchement par les Espagnols (Musée national d'anthropologie et d'histoire, Mexico).
En 2020, la pandémie mondiale de Covid-19 a mis en évidence les conséquences désastreuses de la conquête des écosystèmes naturels par les sociétés humaines. Arnaud Exbalin, enseignant-chercheur en histoire moderne et spécialiste du Mexique colonial, nous rappelle que le Covid-19 n’est pas la première illustration du lien entre destruction écologique et pandémies globales dans l’histoire.

 

S.T. : Arnaud Exbalin, vous êtes historien et spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-Espagne – c’est-à-dire du Mexique sous domination espagnole (XVIe-XVIIIe s.). Vos précédents travaux portaient sur la police et les métissages en milieu urbain. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à l’histoire des pandémies ?

A. E. : Dans le cadre d’un enseignement à l’université, j’ai voulu me saisir d’un sujet qui fasse écho à l’actualité, à contrepied des cours habituels, puisque ceux-ci répondent peu à des enjeux sociétaux, en général. En collaboration avec plusieurs collègues historiens, j’ai souhaité retracer une histoire globale des pandémies, afin de mettre en perspective la crise actuelle avec les crises sanitaires du passé.

Quelle est la place occupée par les pandémies dans l’histoire coloniale de l’Amérique latine, et du Mexique en particulier ?

Le rôle joué par les épidémies est prépondérant dans cette histoire. D’une part, elles ont très fortement structuré la démographie de l’ensemble du continent américain. D’autre part, elles ont véritablement modelé l’imaginaire de la conquête, puis de la colonie. Dès l’instant où les Européens débarquent au Nouveau Monde, les germes se diffusent à très grande vitesse parmi la population autochtone, qui ne possède aucune réponse immunitaire pour résister aux maladies importées d’Europe.  La variole, la rubéole, la rougeole, la peste et les fièvres hémorragiques introduites par les conquistadores sont responsables d’une véritable saignée démographique, d’abord dans les Caraïbes, puis en Amérique centrale. Au Mexique, la variole est la maladie de la conquête par excellence : arrivée avec Christophe Colomb, dès la fin du XVe siècle, elle accompagne les troupes d’Hernán Cortés tout au long de leur parcours, de la côte de Veracruz à Mexico-Tenochtitlán. Une épidémie de variole se déclare dans la capitale aztèque avant même que celle-ci soit assiégée par les Espagnols, en 1521. On estime qu’entre 20 et 30 % de la population est alors décimée, ce qui facilite considérablement la prise de la ville par les conquistadores. Et ce n’est que la première épidémie, puisque la variole revient ensuite par vagues successives, au cours des trois siècles coloniaux…

Comment les historiens ont-ils abordé l’histoire du choc épidémiologique entre Européens et Amérindiens ? 

Tout d’abord, il faut dire que cette question suscite beaucoup de débats entre universitaires. À partir des années 1960, plusieurs travaux de démographie historique ont été réalisés – d’abord par des chercheurs nord-américains –, notamment à partir de registres paroissiaux et de matricules fiscaux. En menant des études très localisées, ces chercheurs ont extrapolé des chiffres afin de formuler des estimations globales sur l’impact des épidémies introduites en Amérique centrale. Aujourd’hui, on s’accorde à dire qu’entre 80 et 90 % des 12 millions d’indigènes que comptait la Mésoamérique sont décimés entre les premiers temps de la conquête et la fin du XVIe siècle ! Cela dit, les débats persistent car il y a très peu de sources indigènes…

Les discussions académiques ont beaucoup tourné autour de la question de l’extermination des Indiens. Certains historiens, partisans du modèle épidémiologique, insistent sur l’idée que les Indiens ont été décimés en grande partie par les épidémies. D’autres historiens estiment au contraire qu’il ne faut pas surévaluer le facteur épidémique : ils pointent que c’est une conjonction de facteurs, à la fois sociaux, culturels et environnementaux, qui sont à l’origine de la mort massive des Indiens. Parmi eux, le démographe italien Massimo Livi-Bacci a formulé une thèse très éclairante : il explique que c’est tout à la fois l’exploitation des Indiens au sein des encomiendas, les migrations forcées, les violences et les abus commis – notamment sur les femmes –, la destruction des institutions et du lien social traditionnels, et le marasme psychologique qui suit la destruction des temples, des idoles et des codex, qui doivent être pris en compte pour expliquer l’effondrement démographique indigène.

Dans ses travaux, Livi-Bacci explique qu’il existe également des causes écologiques à l’effondrement des Indiens… Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel lien est-il possible de faire entre écologie coloniale et ravages épidémiques ?

 

En effet, l’histoire environnementale offre des perspectives très intéressantes pour l’étude des maladies. Elle permet de complexifier la question épidémique, de la sortir d’un paradigme purement médical, afin de la relier à des systèmes de relation beaucoup plus complexes. Cette perspective historique a notamment été adoptée par le chercheur nord-américain Alfred Crosby, dans son ouvrage L’impérialisme écologique (1986). Crosby se livre à une analyse globale des colonisations : il montre l’articulation entre les phénomènes de conquête des terres, des mers et des espaces inconnus (Océanie, Amériques) par les Européens, de modification des milieux naturels et de diffusion des pathologies à travers le monde.

Prenons l’exemple concret du Mexique. Dans les années 1520, lorsque les Espagnols s’établissent dans la vallée de Mexico, ils se sentent très mal à l’aise au sein de cet environnement lacustre ; ils sont encerclés par les eaux du lac de Texcoco et des lagunes environnantes. En fondant la ville coloniale, ils entreprennent d’assécher les lacs de la vallée, dans le but de se prémunir des inondations et de l’insalubrité liée à l’humidité. Ce sont des travaux d’asséchement absolument titanesques, qui commencent dès le début du XVIIe siècle. Un immense canal est construit pour vider le fond de la cuvette… Et ils parviennent à leurs fins ! À la fin du XVIIIe siècle, l’immense réseau des lacs de la vallée est réduit à une peau de chagrin.

L’asséchement est le premier déséquilibre écologique que les Espagnols provoquent, mais ce n’est pas le seul : ils procèdent également à la coupe systématique des arbres sur les bassins versants de Mexico, afin de se fournir en bois de chauffage et de bâtir la ville coloniale. La déforestation aggrave le ruissellement et entraîne des inondations, alors que c’est précisément ce que les Espagnols cherchaient à éviter en asséchant la lagune… En plus d’assécher les terres, cela occasionne des remontées salines, ce qui rend le sol inculte. Toute l’économie lacustre traditionnelle (maraîchage, culture du maïs, pêche, récolte d’insectes, chasse de volatiles) se trouve alors déstructurée ! Cela plonge la population locale dans la misère et entraîne des migrations forcées.

En outre, les Espagnols introduisent de nouvelles espèces animales, qui s’avèrent très invasives pour l’écosystème local. Les moutons, les cochons, les équidés et les volailles s’établissent en même temps que les conquistadores –  rappelons que seuls le dindon et le chien étaient domestiqués en Mésoamérique. En piétinant le sol, le bétail empêche la repousse et désertifie peu à peu les milieux qu’il colonise. Ajoutons à cela que les animaux domestiqués sont porteurs de maladies – les zoonoses. Les grippes, les fièvres et la rage font alors leur apparition au Mexique. La rage, qui n’existait pas en Mésoamérique, est attestée dès la fin du XVIIe siècle à Mexico.

On peut aussi mentionner la peste, transmises par les puces du rat : c’est une maladie qui circule à tombeau ouvert dans les villes coloniales, en raison de l’insalubrité et de la promiscuité des habitants pauvres au sein des logements et des ateliers. Grâce à l’archéologie funéraire et aux chroniques d’époque, les historiens concluent aujourd’hui que la grande épidémie de matlazahuatl qui secoue Mexico, en 1737, est sans doute une peste coloniale. Ils estiment que cette épidémie emporte entre 20 000 et 50 000 personnes – la population de Mexico ne dépasse pas 120 000 habitants à cette date ! Cela donne une idée de la vulnérabilité des populations coloniales face aux maladies ; les ravages épidémiques étaient évidemment sans commune mesure avec les dégâts causés aujourd’hui par le Covid-19.

 

L’instauration de la colonie a donc été un réel cataclysme écologique, qui explique directement l’histoire épidémiologique si mouvementée du Mexique, entre le XVIe et le XVIIIe siècle ?

 

Tout à fait. C’est l’ensemble des crises socio-environnementales combinées qui explique que les épidémies coloniales soient si fortes et récurrentes. En termes de temporalité historique, la crise écologique provoquée par l’arrivée des Espagnols n’est pas un effondrement aussi fulgurant que celui de la démographie indigène ; c’est un processus graduel, tout au long des trois siècles coloniaux.

 

Vos recherches portent en particulier sur la ville de Mexico. Comment la capitale coloniale vit-elle avec les épidémies ? Comment s’organise-t-elle pour y faire face ?

 

Tout d’abord, il faut dire que, quand nous pensons à la résilience d’une ville face au mal épidémique, nous sommes tributaires d’un schéma très contemporain, et un peu simpliste : on pense qu’une épidémie arrive, fait des dégâts, puis repart définitivement. Or, à l’époque coloniale, les épidémies se croisent en permanence ; le typhus, la peste et la variole se combinent souvent, et reparaissent de façon récurrente – tous les douze à dix-huit ans, en moyenne. Les famines régulières sont aussi propices à la résurgence des maladies endémiques. De fait, la ville vit en permanence avec la maladie, et avec toutes les conditions matérielles et psycho-sociales que cela implique : la peur de la contagion, la vue des cadavres et leur évacuation, la régulation de certaines pratiques (vente de nourriture, de fripes, des linceuls) pour éviter les contaminations, etc.

L’idée courante que la société ancienne est complètement démunie face à une crise sanitaire est plus ou moins fondée. Il n’y a effectivement pas de moyens médicaux efficaces avant l’apparition de la variolisation – à la fin du XVIIIe siècle – puis de la vaccination, au XIXe siècle. Néanmoins, des mesures sont prises… parfois très rapidement ! En 1797, dès les premiers cas de l’épidémie de variole enregistrés à Oaxaca, au sud de la Nouvelle-Espagne, le vice-roi prend les choses en main. Il émet des édits, il ordonne aux gouverneurs de la vice-royauté de prendre un certain nombre de mesures prophylactiques : les bateaux sont mis en quarantaine, des lazarets municipaux sont fondés pour soigner les malades, les morts sont dûment enregistrés, des collectes caritatives sont organisées au bénéfice des pauvres… On procède également à la fumigation des rues avec du vinaigre, du copal, des branches de thym ou de romarin. L’Église et les municipalités organisent des neuvaines et des processions publiques, afin d’obtenir l’intercession de la Vierge et des saints dans la conjuration du mal. Enfin, des campos santos (cimetières) sont aménagés.

 

Propos recueillis par Sarah Tlili
Image de Arnaud Exbalin

Arnaud Exbalin

Arnaud Exbalin est maître de conférences en histoire moderne à l'Université Paris-Nanterre et spécialiste du Mexique. Ses recherches portent sur la police à l'époque coloniale dans les villes ibéroaméricaines, les métissages en milieu urbain et les relations anthropo-zoologiques.

Il vient de publier La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident (XVIIIe-XXIe s.) aux éditions Champ Vallon.

Arnaud Exbalin

 

Arnaud Exbalin est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris-Nanterre et spécialiste du Mexique. Ses recherches portent sur la police à l’époque coloniale dans les villes ibéroaméricaines, les métissages en milieu urbain et les relations anthropo-zoologiques.

Il vient de publier La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident (XVIIIe-XXIe s.) chez Champ Vallon, en 2023.

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