Catégories
Amérique centrale Féminismes

Pour une théorie politique de la violence féminicide

Les éditions Payot ont publié en 2021 L’écriture sur le corps des femmes assassinées de Ciudad Juárez, un court essai de Rita Segato. Bien qu’encore méconnue en France, l’anthropologue argentine est une des figures intellectuelles majeures du féminisme en Amérique latine.

La diffusion de l’œuvre intellectuelle de Rita Laura Segato peine encore à se concrétiser en France. Une pierre vient toutefois d’être ajoutée à cet édifice grâce aux éditions Payot et au travail de traduction d’Irma Velez. Chercheuse en anthropologie sociale et professeure émérite à l’Université de Brasília, Rita Segato a apporté une contribution majeure à l’analyse des problématiques de genre et de violence en Amérique latine, en nourrissant la réflexion depuis une perspective féministe et décoloniale. L’essai qui vient de paraître n’est que le second ouvrage traduit en français après  L’Œdipe Noir. Des nourrices et des mères – également publié par Payot, en 2014. Parmi les principaux écrits de Segato non traduits, on peut citer Las estructuras elementales de la violencia (2003) et La guerra contra las mujeres (2016).  La réflexion développée dans L’écriture sur le corps des femmes de Ciudad Juárez part du constat d’un phénomène aujourd’hui tristement célèbre : la violence féminicide à Ciudad Juárez, ville frontalière du nord du Mexique. Plaque tournante du crime organisé et du narcotrafic, le lieu est devenu emblématique de la déroute de l’État fédéral, de la toute-puissance des cartels et de la corruption généralisée qui gangrènent le territoire mexicain. L’essai étant traduit quinze ans après sa publication originale (2006), une remise en contexte de son écriture est utile pour en saisir toute la portée. 

À partir de 1993, Ciudad Juárez connaît une vague de meurtres féminicides : des femmes, généralement jeunes, ouvrières ou étudiantes, sont enlevées ; leurs corps violés, torturés et suppliciés sont retrouvés dans le désert plusieurs jours ou semaines après leur disparition. À partir du milieu des années 2000, au moment où débute la guerre contre le narcotrafic – lancée par l’ex-président mexicain Felipe Calderón en 2006 – la ville devient en quelques mois l’épicentre d’un conflit sanglant entre cartels rivaux. La couverture médiatique de cette guerre interne pour le contrôle du trafic de drogue contribue à rendre invisibles les disparitions des femmes, jusqu’à les banaliser. Entre 1993 et 2013, on estime que 1 441 femmes sont mortes assassinées à Ciudad Juárez.

La particularité de cette violence féminicide réside dans son niveau d’articulation avec l’impunité : aucune réponse judiciaire n’est donnée face aux meurtres ; les preuves sont ignorées voire effacées par les forces de l’ordre. Ce système d’impunité s’accompagne de l’intimidation et de l’agression des journalistes qui enquêtent sur le sujet. Deux d’entre eux, Diana Washington et Sergio González, ont mis en évidence l’implication des notables de Ciudad Juárez dans les crimes, notables que Segato décrit comme des « chefs de famille respectés, couronnés de succès financiers ».  Pour Rita Segato, Ciudad Juárez illustre le lien de causalité direct entre un « néolibéralisme féroce », qui légitime l’accumulation et la possession dérégulées d’un « capital concentré entre les mains de quelques familles » et la violence féminicide, rendue systémique dans la ville. Il existe derrière cette articulation une idéologie de prédation, de rapine, de prélèvement et de possession, caractéristique du système marchand qui organise la ville-frontière ; le corps des femmes est utilisé comme territoire de symbolisation du pouvoir.

L’originalité de la réflexion de Segato consiste à dépasser le simple « mobile sexuel » brandi par les autorités, la population et les médias locaux pour expliquer ces crimes. Pour « clarifier l’énigme des féminicides », elle recourt à un modèle interprétatif théorisé au cours de ses précédentes enquêtes, notamment aux côtés de prisonniers détenus pour viol à Brasília. Elle affirme que « les crimes sexuels ne sont pas l’œuvre d’individus déviants, de malades mentaux ou d’anomalies sociales, mais sont bien l’expression d’une structure symbolique profonde qui organise nos actes et nos fantasmes et leur confère une intelligibilité ». Elle définit le viol comme un « énoncé social » s’adressant autant à la victime qu’à la communauté des pairs masculins, par sa symbolique et son inscription dans l’espace social et public. En cela, elle approfondit la théorisation faite jusqu’alors de ces meurtres : la haine des femmes n’est pas le principal facteur expliquant les féminicides de Ciudad Juárez, en dépit d’un environnement social imprégné de misogynie. Ces assassinats sont organisés et réitérés par une minorité d’hommes détenteurs d’un hyperpouvoir, qui prennent à témoin les autres hommes – pairs mafieux, concurrents, autorités, proches des victimes et journalistes – dans l’affirmation de leur souveraineté politique.

Rita Segato formule ces réflexions au milieu des années 2000, soit avant que la Cour interaméricaine des droits de l’homme ne délivre une sentence historique en déclarant la responsabilité de l’État mexicain dans la perpétuation des féminicides de Ciudad Juárez. Rappelons que, pendant plus de quinze ans, les autorités de l’État de Chihuahua ont formellement contesté la responsabilité des narcotrafiquants dans les disparitions forcées et les assassinats des femmes de la ville frontière, ce qui révèle l’ampleur de la collusion entre les narcocriminels et les agents de l’État. La théorisation à laquelle se livre l’anthropologue n’a rien perdu de sa pertinence, et paraît plus que jamais nécessaire pour nourrir le débat public sur les violences faites aux femmes – en particulier au Mexique, où les féminicides ont augmenté de 15 % en 2020.

Sarah Tlili

Catégories
Amérique centrale

Au Mexique, les migrants sous les feux croisés du narcotrafic et de l’État

PHOTO : © PETER HADEN 2010
Le 23 janvier 2021, les corps calcinés de 19 migrants centraméricains ont été retrouvés dans l’Etat de Tamaulipas, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Plusieurs semaines d’enquête judiciaire ont révélé l’implication de policiers et de fonctionnaires locaux dans le massacre.

Deux Mexicains et 16 Guatémaltèques se trouvaient parmi les victimes identifiées du massacre perpétré aux abords de la municipalité de Camargo, dans l’État de Tamaulipas. La plupart de ces migrants, âgés de 18 à 24 ans, étaient originaires de Comitancillo, localité rurale du nord-est du Guatemala, qui regroupe une communauté d’indigènes maya-mam. Les corps des victimes ont été rapatriés vers leur pays d’origine le 12 mars ; une cérémonie d’hommage s’est déroulée sur le tarmac de l’aéroport en présence du président guatémaltèque, Alejandro Giammattei, qui a déclaré à cette occasion qu’une enquête serait menée « quoi qu’il en coûte » pour retrouver les coupables.  

Après l’ouverture d’une première enquête, le 24 janvier, le procureur de l’État de Tamaulipas annonçait dix jours plus tard l’arrestation de 12 policiers locaux (policías estatales), inculpés pour « meurtre aggravé, abus d’autorité, faux et usage de faux» en raison de leur implication dans l’exécution des migrants, dont les corps ont été criblés de balles avant d’être calcinés.  Parallèlement, l’Institut national de la migration (Instituto Nacional de Migración, INM) émettait un communiqué annonçant le limogeage de huit de ses fonctionnaires pour manquement « aux procédures administratives et aux protocoles établis par la loi de Migration » – sans toutefois préciser les noms ni les rangs des agents impliqués –, après que l’enquête eut révélé que les victimes avaient été brûlées dans un pick-up enregistré auprès des agents de migration de l’État de Nuevo León. Le sénateur guatémaltèque Carlos Barreda, qui s’est rendu au Mexique pour suivre les avancées de la justice, a déclaré au journal El País que les policiers « avaient confessé avoir tué les migrants, mais non les avoir calcinés et démembrés », ce qui suggère l’intervention tierce d’un groupe criminel dans le massacre.  

Ce n’est pas la première fois qu’une telle violence meurtrière vise des migrants centraméricains dans la région. Entre 2010 et 2011, 265 migrants furent massacrés à San Fernando, dans l’État de Tamaulipas ; 49 personnes furent par la suite assassinées à Cadereyta, dans l’État de Nuevo León, en 2012. Ces crimes, perpétrés par le cartel des Zetas, ont bénéficié de la plus grande impunité, ne faisant l’objet d’aucune enquête sérieuse de la part des autorités locales ou fédérales.

En effet, il existe une véritable économie de la violence à l’encontre des migrants irréguliers en transit vers la frontère états-unienne : ceux-ci constituent une source de profits considérable pour les narcotrafiquants, qui contrôlent les réseaux de passeurs et organisent l’extorsion, les enlèvements et la traite d’une partie d’entre eux, notamment des femmes. Le cartel du Nord-Est et celui du Golfe, qui se disputent le contrôle de la zone frontalière entre les États de Tamaulipas et de Nuevo León, les prennent régulièrement pour cible afin de porter atteinte aux affaires de leurs rivaux. Dernièrement, les migrants ont été d’autant plus vulnérabilisés par la politique de l’administration Trump, qui a externalisé la frontière états-unienne en forçant le Mexique à recevoir les personnes demandant l’asile aux États-Unis durant l’instruction de leur dossier. Cette politique a contraint les exilés à de longs mois d’attente dans quelques-unes des zones les plus dangereuses du Mexique ; bien souvent, dans des conditions de précarité extrême, comme le suggèrent les images du camp de Matamoros [1]

En outre, ces actes d’une extrême brutalité sont rendus possibles grâce à la connivence entre les autorités mexicaines et le crime organisé. La tuerie du 23 janvier démontre une fois encore que les prévarications concernent tous les échelons des forces de l’ordre, des agents de police locaux aux fonctionnaires de la migration. Ana Lorena Delgadillo Pérez, directrice de la Fondation pour la justice et l’État démocratique de droit, souligne en particulier que « le niveau de complicités et de corruption au sein de l’Institut national de la migrationest très préoccupant ». Ce constat avait déjà été dressé par le sociologue Jorge Bustamante, rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits des migrants entre 2005 et 2011.  

Plus récemment, une série de quinze rapports remis à l’Órgano Interno de Control – chargé de détecter et de sanctionner les actes de corruption publique – révèle les irrégularités, les carences et les abus dont s’est rendu coupable l’INM sous la présidence d’Enrique Peña Nieto (2012-2018). Les ONG ont notamment épinglé l’institution sur sa gestion des centres d’accueil et de traitement administratif des migrants : surpeuplement, insalubrité, carence de soins médicaux, détournements de fonds publics et harcèlement sexuel sont autant de motifs accablants retenus contre l’organe gouvernemental par les défenseurs des droits humains. 

À ce jour, il n’existe pas de travaux statistiques officiels et systématiques documentant les crimes perpétrés à l’encontre des migrants sur le territoire mexicain, ce qui rend difficile la mise en œuvre de toute politique de prévention, de protection et d’investigation approfondie. Le sociologue Argán Aragón évoque quelque 5 287 corps de migrants retrouvés dans les villes et les abords de la frontière, entre 2002 et 2011. Il souligne qu’il est « impossible de savoir combien de migrants sont tués pendant leur traversée, mais [qu’il est certain] que ce nombre suit la tendance vertigineuse des meurtres liés au crime organisé au Mexique, qui entre 2006 et 2013, ont dépassé les 120000 morts » (Aragón, 2014) .

Sarah Tlili
Pour aller plus loin...
Catégories
Amérique centrale

Impérialisme écologique et pandémies dans le Mexique colonial

Vue de Tenochtitlan, la capitale mexica (aztèque) et du lac de Texcoco avant son assèchement par les Espagnols (Musée national d'anthropologie et d'histoire, Mexico).
En 2020, la pandémie mondiale de Covid-19 a mis en évidence les conséquences désastreuses de la conquête des écosystèmes naturels par les sociétés humaines. Arnaud Exbalin, enseignant-chercheur en histoire moderne et spécialiste du Mexique colonial, nous rappelle que le Covid-19 n’est pas la première illustration du lien entre destruction écologique et pandémies globales dans l’histoire.

 

S.T. : Arnaud Exbalin, vous êtes historien et spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-Espagne – c’est-à-dire du Mexique sous domination espagnole (XVIe-XVIIIe s.). Vos précédents travaux portaient sur la police et les métissages en milieu urbain. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à l’histoire des pandémies ?

A. E. : Dans le cadre d’un enseignement à l’université, j’ai voulu me saisir d’un sujet qui fasse écho à l’actualité, à contrepied des cours habituels, puisque ceux-ci répondent peu à des enjeux sociétaux, en général. En collaboration avec plusieurs collègues historiens, j’ai souhaité retracer une histoire globale des pandémies, afin de mettre en perspective la crise actuelle avec les crises sanitaires du passé.

Quelle est la place occupée par les pandémies dans l’histoire coloniale de l’Amérique latine, et du Mexique en particulier ?

Le rôle joué par les épidémies est prépondérant dans cette histoire. D’une part, elles ont très fortement structuré la démographie de l’ensemble du continent américain. D’autre part, elles ont véritablement modelé l’imaginaire de la conquête, puis de la colonie. Dès l’instant où les Européens débarquent au Nouveau Monde, les germes se diffusent à très grande vitesse parmi la population autochtone, qui ne possède aucune réponse immunitaire pour résister aux maladies importées d’Europe.  La variole, la rubéole, la rougeole, la peste et les fièvres hémorragiques introduites par les conquistadores sont responsables d’une véritable saignée démographique, d’abord dans les Caraïbes, puis en Amérique centrale. Au Mexique, la variole est la maladie de la conquête par excellence : arrivée avec Christophe Colomb, dès la fin du XVe siècle, elle accompagne les troupes d’Hernán Cortés tout au long de leur parcours, de la côte de Veracruz à Mexico-Tenochtitlán. Une épidémie de variole se déclare dans la capitale aztèque avant même que celle-ci soit assiégée par les Espagnols, en 1521. On estime qu’entre 20 et 30 % de la population est alors décimée, ce qui facilite considérablement la prise de la ville par les conquistadores. Et ce n’est que la première épidémie, puisque la variole revient ensuite par vagues successives, au cours des trois siècles coloniaux…

Comment les historiens ont-ils abordé l’histoire du choc épidémiologique entre Européens et Amérindiens ? 

Tout d’abord, il faut dire que cette question suscite beaucoup de débats entre universitaires. À partir des années 1960, plusieurs travaux de démographie historique ont été réalisés – d’abord par des chercheurs nord-américains –, notamment à partir de registres paroissiaux et de matricules fiscaux. En menant des études très localisées, ces chercheurs ont extrapolé des chiffres afin de formuler des estimations globales sur l’impact des épidémies introduites en Amérique centrale. Aujourd’hui, on s’accorde à dire qu’entre 80 et 90 % des 12 millions d’indigènes que comptait la Mésoamérique sont décimés entre les premiers temps de la conquête et la fin du XVIe siècle ! Cela dit, les débats persistent car il y a très peu de sources indigènes…

Les discussions académiques ont beaucoup tourné autour de la question de l’extermination des Indiens. Certains historiens, partisans du modèle épidémiologique, insistent sur l’idée que les Indiens ont été décimés en grande partie par les épidémies. D’autres historiens estiment au contraire qu’il ne faut pas surévaluer le facteur épidémique : ils pointent que c’est une conjonction de facteurs, à la fois sociaux, culturels et environnementaux, qui sont à l’origine de la mort massive des Indiens. Parmi eux, le démographe italien Massimo Livi-Bacci a formulé une thèse très éclairante : il explique que c’est tout à la fois l’exploitation des Indiens au sein des encomiendas, les migrations forcées, les violences et les abus commis – notamment sur les femmes –, la destruction des institutions et du lien social traditionnels, et le marasme psychologique qui suit la destruction des temples, des idoles et des codex, qui doivent être pris en compte pour expliquer l’effondrement démographique indigène.

Dans ses travaux, Livi-Bacci explique qu’il existe également des causes écologiques à l’effondrement des Indiens… Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel lien est-il possible de faire entre écologie coloniale et ravages épidémiques ?

 

En effet, l’histoire environnementale offre des perspectives très intéressantes pour l’étude des maladies. Elle permet de complexifier la question épidémique, de la sortir d’un paradigme purement médical, afin de la relier à des systèmes de relation beaucoup plus complexes. Cette perspective historique a notamment été adoptée par le chercheur nord-américain Alfred Crosby, dans son ouvrage L’impérialisme écologique (1986). Crosby se livre à une analyse globale des colonisations : il montre l’articulation entre les phénomènes de conquête des terres, des mers et des espaces inconnus (Océanie, Amériques) par les Européens, de modification des milieux naturels et de diffusion des pathologies à travers le monde.

Prenons l’exemple concret du Mexique. Dans les années 1520, lorsque les Espagnols s’établissent dans la vallée de Mexico, ils se sentent très mal à l’aise au sein de cet environnement lacustre ; ils sont encerclés par les eaux du lac de Texcoco et des lagunes environnantes. En fondant la ville coloniale, ils entreprennent d’assécher les lacs de la vallée, dans le but de se prémunir des inondations et de l’insalubrité liée à l’humidité. Ce sont des travaux d’asséchement absolument titanesques, qui commencent dès le début du XVIIe siècle. Un immense canal est construit pour vider le fond de la cuvette… Et ils parviennent à leurs fins ! À la fin du XVIIIe siècle, l’immense réseau des lacs de la vallée est réduit à une peau de chagrin.

L’asséchement est le premier déséquilibre écologique que les Espagnols provoquent, mais ce n’est pas le seul : ils procèdent également à la coupe systématique des arbres sur les bassins versants de Mexico, afin de se fournir en bois de chauffage et de bâtir la ville coloniale. La déforestation aggrave le ruissellement et entraîne des inondations, alors que c’est précisément ce que les Espagnols cherchaient à éviter en asséchant la lagune… En plus d’assécher les terres, cela occasionne des remontées salines, ce qui rend le sol inculte. Toute l’économie lacustre traditionnelle (maraîchage, culture du maïs, pêche, récolte d’insectes, chasse de volatiles) se trouve alors déstructurée ! Cela plonge la population locale dans la misère et entraîne des migrations forcées.

En outre, les Espagnols introduisent de nouvelles espèces animales, qui s’avèrent très invasives pour l’écosystème local. Les moutons, les cochons, les équidés et les volailles s’établissent en même temps que les conquistadores –  rappelons que seuls le dindon et le chien étaient domestiqués en Mésoamérique. En piétinant le sol, le bétail empêche la repousse et désertifie peu à peu les milieux qu’il colonise. Ajoutons à cela que les animaux domestiqués sont porteurs de maladies – les zoonoses. Les grippes, les fièvres et la rage font alors leur apparition au Mexique. La rage, qui n’existait pas en Mésoamérique, est attestée dès la fin du XVIIe siècle à Mexico.

On peut aussi mentionner la peste, transmises par les puces du rat : c’est une maladie qui circule à tombeau ouvert dans les villes coloniales, en raison de l’insalubrité et de la promiscuité des habitants pauvres au sein des logements et des ateliers. Grâce à l’archéologie funéraire et aux chroniques d’époque, les historiens concluent aujourd’hui que la grande épidémie de matlazahuatl qui secoue Mexico, en 1737, est sans doute une peste coloniale. Ils estiment que cette épidémie emporte entre 20 000 et 50 000 personnes – la population de Mexico ne dépasse pas 120 000 habitants à cette date ! Cela donne une idée de la vulnérabilité des populations coloniales face aux maladies ; les ravages épidémiques étaient évidemment sans commune mesure avec les dégâts causés aujourd’hui par le Covid-19.

 

L’instauration de la colonie a donc été un réel cataclysme écologique, qui explique directement l’histoire épidémiologique si mouvementée du Mexique, entre le XVIe et le XVIIIe siècle ?

 

Tout à fait. C’est l’ensemble des crises socio-environnementales combinées qui explique que les épidémies coloniales soient si fortes et récurrentes. En termes de temporalité historique, la crise écologique provoquée par l’arrivée des Espagnols n’est pas un effondrement aussi fulgurant que celui de la démographie indigène ; c’est un processus graduel, tout au long des trois siècles coloniaux.

 

Vos recherches portent en particulier sur la ville de Mexico. Comment la capitale coloniale vit-elle avec les épidémies ? Comment s’organise-t-elle pour y faire face ?

 

Tout d’abord, il faut dire que, quand nous pensons à la résilience d’une ville face au mal épidémique, nous sommes tributaires d’un schéma très contemporain, et un peu simpliste : on pense qu’une épidémie arrive, fait des dégâts, puis repart définitivement. Or, à l’époque coloniale, les épidémies se croisent en permanence ; le typhus, la peste et la variole se combinent souvent, et reparaissent de façon récurrente – tous les douze à dix-huit ans, en moyenne. Les famines régulières sont aussi propices à la résurgence des maladies endémiques. De fait, la ville vit en permanence avec la maladie, et avec toutes les conditions matérielles et psycho-sociales que cela implique : la peur de la contagion, la vue des cadavres et leur évacuation, la régulation de certaines pratiques (vente de nourriture, de fripes, des linceuls) pour éviter les contaminations, etc.

L’idée courante que la société ancienne est complètement démunie face à une crise sanitaire est plus ou moins fondée. Il n’y a effectivement pas de moyens médicaux efficaces avant l’apparition de la variolisation – à la fin du XVIIIe siècle – puis de la vaccination, au XIXe siècle. Néanmoins, des mesures sont prises… parfois très rapidement ! En 1797, dès les premiers cas de l’épidémie de variole enregistrés à Oaxaca, au sud de la Nouvelle-Espagne, le vice-roi prend les choses en main. Il émet des édits, il ordonne aux gouverneurs de la vice-royauté de prendre un certain nombre de mesures prophylactiques : les bateaux sont mis en quarantaine, des lazarets municipaux sont fondés pour soigner les malades, les morts sont dûment enregistrés, des collectes caritatives sont organisées au bénéfice des pauvres… On procède également à la fumigation des rues avec du vinaigre, du copal, des branches de thym ou de romarin. L’Église et les municipalités organisent des neuvaines et des processions publiques, afin d’obtenir l’intercession de la Vierge et des saints dans la conjuration du mal. Enfin, des campos santos (cimetières) sont aménagés.

 

Propos recueillis par Sarah Tlili
Picture of Arnaud Exbalin

Arnaud Exbalin

Arnaud Exbalin est maître de conférences en histoire moderne à l'Université Paris-Nanterre et spécialiste du Mexique. Ses recherches portent sur la police à l'époque coloniale dans les villes ibéroaméricaines, les métissages en milieu urbain et les relations anthropo-zoologiques.

Il vient de publier La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident (XVIIIe-XXIe s.) aux éditions Champ Vallon.

Arnaud Exbalin

 

Arnaud Exbalin est maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris-Nanterre et spécialiste du Mexique. Ses recherches portent sur la police à l’époque coloniale dans les villes ibéroaméricaines, les métissages en milieu urbain et les relations anthropo-zoologiques.

Il vient de publier La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident (XVIIIe-XXIe s.) chez Champ Vallon, en 2023.