S.T. : Arnaud Exbalin, vous êtes historien et spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-Espagne – c’est-à-dire du Mexique sous domination espagnole (XVIe-XVIIIe s.). Vos précédents travaux portaient sur la police et les métissages en milieu urbain. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à l’histoire des pandémies ?
A. E. : Dans le cadre d’un enseignement à l’université, j’ai voulu me saisir d’un sujet qui fasse écho à l’actualité, à contrepied des cours habituels, puisque ceux-ci répondent peu à des enjeux sociétaux, en général. En collaboration avec plusieurs collègues historiens, j’ai souhaité retracer une histoire globale des pandémies, afin de mettre en perspective la crise actuelle avec les crises sanitaires du passé.
Quelle est la place occupée par les pandémies dans l’histoire coloniale de l’Amérique latine, et du Mexique en particulier ?
Le rôle joué par les épidémies est prépondérant dans cette histoire. D’une part, elles ont très fortement structuré la démographie de l’ensemble du continent américain. D’autre part, elles ont véritablement modelé l’imaginaire de la conquête, puis de la colonie. Dès l’instant où les Européens débarquent au Nouveau Monde, les germes se diffusent à très grande vitesse parmi la population autochtone, qui ne possède aucune réponse immunitaire pour résister aux maladies importées d’Europe. La variole, la rubéole, la rougeole, la peste et les fièvres hémorragiques introduites par les conquistadores sont responsables d’une véritable saignée démographique, d’abord dans les Caraïbes, puis en Amérique centrale. Au Mexique, la variole est la maladie de la conquête par excellence : arrivée avec Christophe Colomb, dès la fin du XVe siècle, elle accompagne les troupes d’Hernán Cortés tout au long de leur parcours, de la côte de Veracruz à Mexico-Tenochtitlán. Une épidémie de variole se déclare dans la capitale aztèque avant même que celle-ci soit assiégée par les Espagnols, en 1521. On estime qu’entre 20 et 30 % de la population est alors décimée, ce qui facilite considérablement la prise de la ville par les conquistadores. Et ce n’est que la première épidémie, puisque la variole revient ensuite par vagues successives, au cours des trois siècles coloniaux…
Comment les historiens ont-ils abordé l’histoire du choc épidémiologique entre Européens et Amérindiens ?
Tout d’abord, il faut dire que cette question suscite beaucoup de débats entre universitaires. À partir des années 1960, plusieurs travaux de démographie historique ont été réalisés – d’abord par des chercheurs nord-américains –, notamment à partir de registres paroissiaux et de matricules fiscaux. En menant des études très localisées, ces chercheurs ont extrapolé des chiffres afin de formuler des estimations globales sur l’impact des épidémies introduites en Amérique centrale. Aujourd’hui, on s’accorde à dire qu’entre 80 et 90 % des 12 millions d’indigènes que comptait la Mésoamérique sont décimés entre les premiers temps de la conquête et la fin du XVIe siècle ! Cela dit, les débats persistent car il y a très peu de sources indigènes…
Les discussions académiques ont beaucoup tourné autour de la question de l’extermination des Indiens. Certains historiens, partisans du modèle épidémiologique, insistent sur l’idée que les Indiens ont été décimés en grande partie par les épidémies. D’autres historiens estiment au contraire qu’il ne faut pas surévaluer le facteur épidémique : ils pointent que c’est une conjonction de facteurs, à la fois sociaux, culturels et environnementaux, qui sont à l’origine de la mort massive des Indiens. Parmi eux, le démographe italien Massimo Livi-Bacci a formulé une thèse très éclairante : il explique que c’est tout à la fois l’exploitation des Indiens au sein des encomiendas, les migrations forcées, les violences et les abus commis – notamment sur les femmes –, la destruction des institutions et du lien social traditionnels, et le marasme psychologique qui suit la destruction des temples, des idoles et des codex, qui doivent être pris en compte pour expliquer l’effondrement démographique indigène.